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Cependant ces conséquences immédiates de la Réforme n’en furent pas les plus importantes. La propriété ecclésiastique faisait à l’ordre traditionnel de la propriété foncière comme un boulevard sacré. La première emportée d’assaut, la seconde n’était plus tenable[1].

Dans les dernières années du dix-septième siècle, la Yeomanry, classe de paysans indépendants, la « Proud Peasantry » de Shakespeare, dépassait encore en nombre l’état des fermiers. C’est elle qui avait constitué la force principale de la République anglaise. Ses rancœurs et ses habitudes formaient, de l’aveu même de Macaulay, le contraste le plus frappant avec celles des hobereaux contemporains, Nemrods grotesques, grossiers, ivrognes, et de leurs valets, les curés de village, épouseurs empressés des « servantes favorites » de la gentilhommerie campagnarde. Vers 1750 la yeomanry avait disparu[2].

Laissant de côté les influences purement économiques qui préparaient l’expropriation des cultivateurs, nous ne nous occupons ici que des leviers appliqués pour en précipiter violemment la marche.

Sous la restauration des Stuart, les propriétaires fonciers vinrent à bout de commettre légalement une usurpation, accomplie ensuite sur le continent sans le moindre détour parlementaire. Ils abolirent la constitution féodale du sol, c’est-à-dire qu’ils le déchargèrent des servitudes qui le grevaient, en dédommageant l’État par des impôts à lever sur les paysans et le reste du peuple, revendiquèrent à titre de propriété privée, dans le sens moderne, des biens possédés en vertu des titres féodaux, et couronnèrent l’œuvre en octroyant aux travailleurs ruraux ces lois sur le domicile légal (laws of settlement) qui faisaient d’eux une appartenance de la paroisse, tout comme le fameux édit du Tartare, Boris Godounov, avait fait des paysans russes une appartenance de la glèbe.

La glorieuse révolution (glorious revolution) amena au pouvoir avec Guillaume III, prince d’Orange[3], faiseurs d’argent, nobles terriens et capitalistes roturiers. Ils inaugurèrent l’ère nouvelle par un gaspillage vraiment colossal du trésor public. Les domaines de l’État que l’on n’avait pillés jusque-là qu’avec modestie, dans des limites conformes aux bienséances, furent alors extorqués de vive force au roi parvenu comme pots-de-vin dus à ses anciens complices, ou vendus à des prix dérisoires, ou enfin, sans formalité aucune, simplement annexés à des propriétés privées[4]. Tout cela à découvert, bruyamment, effrontément, au mépris même des semblants de légalité. Cette appropriation frauduleuse du domaine public et le pillage des biens ecclésiastiques, voilà si l’on excepte ceux que la révolution républicaine jeta dans la circulation, la base sur laquelle repose la puissance domaniale de l’oligarchie anglaise actuelle[5]. Les bourgeois capitalistes favorisèrent l’opération dans le but de faire de la terre un article de commerce, d’augmenter leur approvisionnement de prolétaires campagnards, d’étendre le champ de la grande agriculture, etc. Du reste, la nouvelle aristocratie foncière était l’alliée naturelle de la nouvelle bancocratie, de la haute finance fraîche éclose et des gros manufacturiers, alors fauteurs du système protectionniste. La bourgeoisie anglaise agissait conformément à ses intérêts, tout comme le fit la bourgeoisie suédoise en se ralliant au contraire aux paysans, afin d’aider les rois à ressaisir par des mesures terroristes les terres de la couronne escamotées par l’aristocratie.

La propriété communale, tout à fait distincte de la propriété publique dont nous venons de parler, était une vieille institution germanique restée en vigueur au milieu de la société féodale. On a vu que les empiètements violents sur les communes, presque toujours suivis de la conversion des terres arables en pâturages, commencèrent au dernier tiers du quinzième siècle et se prolongèrent au delà du seizième. Mais ces actes de rapine ne constituaient alors que des attentats individuels combattus, vainement, il est vrai, pendant cent cinquante ans par la législature. Mais au dix-huitième siècle, — voyez le progrès ! — la loi même devint l’instrument de spoliation, ce qui d’ailleurs n’empêcha pas les grands fermiers d’avoir aussi recours à de petites pratiques particulières et, pour ainsi dire extra-légales[6].

    date du jour où l’ouvrier agricole a été libre… Les manufactures et le commerce, voilà les vrais parents qui ont engendré notre paupérisme national. » Eden, de même que notre Écossais républicain par principe, se trompe sur ce seul point : ce n’est pas l’abolition du servage, mais l’abolition du droit au sol, qu’il accordait aux cultivateurs, qui en a fait des prolétaires, et en dernier lieu des paupers. — En France, où l’expropriation s’est accomplie d’une autre manière, l’ordonnance de Moulins en 1571 et l’édit de 1656 correspondent aux lois des pauvres de l’Angleterre.

  1. Il n’est pas jusqu’à M. Rogers, ancien professeur d’économie politique à l’Université d’Oxford, siège de l’orthodoxie protestante, qui ne relève dans la préface de son Histoire de l’agriculture le fait que le paupérisme anglais provient de la Réforme.
  2. A letter to sir T. C. Banbury, Brt : On the High Price of Provisions, by a Suffolk gentleman, Ipswich, 1795, p. 4. L’avocat fanatique du système des grandes fermes, l’auteur de l’Inquiry into the Connection of large farms, etc., Lond., 1773, dit lui-même, p. 133 : « Je suis profondément affligé de la disparition de notre yeomanry, de cette classe d’hommes qui a en réalité maintenu l’indépendance de notre nation ; je suis attristé de voir leurs terres à présent entre les mains de lords monopoleurs et de petits fermiers, tenant leurs baux à de telles conditions qu’ils ne sont guère mieux que des vassaux toujours prêts à se rendre à première sommation dès qu’il y a quelque mal à faire. »
  3. De la morale privée de ce héros bourgeois on peut juger par l’extrait suivant : « Les grandes concessions de terres faites en Irlande à lady Orkney en 1695 sont une marque publique de l’affection du roi et de l’influence de la dame… Les bons et loyaux services de Lady Orkney paraissent avoir été fœda labiorum ministeria. » Voy. la Sloane manuscript collection, au British Museum, no  4224 ; le manuscrit est intitulé : The character and behaviour of king William Sunderland, etc., as represented in original Letters to the Duke of Shrewsbury, from Somers Halifax, Oxford, secretary Vernon, etc. Il est plein de faits curieux.
  4. « L’aliénation illégale des biens de la couronne, soit par vente, soit par donation, forme un chapitre scandaleux de l’histoire anglaise… une fraude gigantesque commise sur la nation (gigantic fraud on the nation). » (F. W. Newman : Lectures on political econ., Lond., 1851, p. 129, 130.)
  5. Qu’on lise, par exemple, le pamphlet d’Edmond Burke sur la maison ducale de Bedford, dont le rejeton est lord John Russel : The tomtit of liberalism.
  6. « Les fermiers défendirent aux cottagers de nourrir, en dehors d’eux-mêmes, aucune créature vivante, bétail, volaille, etc., sous le prétexte que s’ils avaient du bétail ou de la volaille, ils voleraient dans les granges du fermier de quoi les nourrir. Si vous voulez que les cottagers restent laborieux, dirent-ils, maintenez-les dans la pauvreté. Le fait réel, c’est que les fermiers s’arrogent ainsi tout droit sur les terrains communaux et en font ce que bon leur semble. » (A Political Enquiry into the consequences of enclosing waste Lands, Lond., 1785, p. 75.)