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CHAPITRE XXVII

L’EXPROPRIATION DE LA POPULATION CAMPAGNARDE

En Angleterre le servage avait disparu de fait vers la fin du quatorzième siècle. L’immense majorité de la population[1] se composait alors, et plus entièrement encore au quinzième siècle, de paysans libres cultivant leurs propres terres, quels que fussent les titres féodaux dont on affubla leur droit de possession. Dans les grands domaines seigneuriaux l’ancien bailli (bailiff), serf lui-même, avait fait place au fermier indépendant. Les salariés ruraux étaient en partie des paysans — qui, pendant le temps de loisir laissé par la culture de leurs champs, se louaient au service des grands propriétaires — en partie une classe particulière et peu nombreuse, de journaliers. Ceux-ci mêmes étaient aussi dans une certaine mesure cultivateurs de leur chef, car en sus du salaire on leur faisait concession de champs d’au moins quatre acres, avec des cottages ; de plus, ils participaient, concurremment avec les paysans proprement dits, à l’usufruit des biens communaux, où ils faisaient paître leur bétail et se pourvoyaient de bois, de tourbe, etc., pour le chauffage.

Nous remarquerons en passant que le serf même était non seulement possesseur, tributaire, il est vrai, des parcelles attenant à sa maison, mais aussi co-possesseur des biens communaux. Par exemple, quand Mirabeau publia son livre : De la monarchie prussienne, le servage existait encore dans la plupart des provinces prussiennes, entre autres en Silésie. Néanmoins les serfs y possédaient des biens communaux. « On n’a pas pu encore, dit-il, engager les Silésiens au partage des communes, tandis que dans la nouvelle Marche, il n’y a guère de village où ce partage ne soit exécuté avec le plus grand succès[2]. »

Le trait le plus caractéristique de la production féodale dans tous les pays de l’Europe occidentale, c’est le partage du sol entre le plus grand nombre possible d’hommes-liges. Il en était du seigneur féodal comme de tout autre souverain ; sa puissance dépendait moins de la rondeur de sa bourse que du nombre de ses sujets, c’est-à-dire du nombre des paysans établis sur ses domaines. Le Japon, avec son organisation purement féodale de la propriété foncière et sa petite culture, offre donc, à beaucoup d’égards, une image plus fidèle du moyen âge européen que nos livres d’histoire imbus de préjugés bourgeois. Il est par trop commode d’être « libéral » aux dépens du moyen âge.

Bien que la conquête normande eût constitué toute l’Angleterre en baronnies gigantesques — dont une seule comprenait souvent plus de neuf cent seigneuries anglo-saxonnes — le sol était néanmoins parsemé de petites propriétés rurales, interrompues çà et là par de grands domaines seigneuriaux. Dès que le servage eut donc disparu et qu’au quinzième siècle la prospérité des villes prit un grand essor, le peuple anglais atteignit l’état d’aisance si éloquemment dépeint par le chancelier Fortescue, dans ses De Laudibus Legum Angliae. Mais cette richesse du peuple excluait la richesse capitaliste.

La révolution qui allait jeter les premiers fondements du régime capitaliste eut son prélude dans le dernier tiers du quinzième siècle et au commencement du seizième. Alors le licenciement des nombreuses suites seigneuriales — dont sir James

  1. Jusque vers la fin du dix-septième siècle, plus des 4/5 du peuple anglais étaient encore agricoles. V. Macaulay : The History of England, Lond., 1858, vol. I, p. 413. Je cite ici Macaulay parce qu’en sa qualité de falsificateur systématique, il taille et rogne à sa fantaisie les faits de ce genre.
  2. Mirabeau publia son livre : De la Monarchie prussienne, Londres, 1778, t. II, p. 125-126.