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qu’il ne restât plus au patient ni sang ni maladie. Non, lord Dufferin ne demande que quatre cent cinquante mille victimes, au lieu de deux millions ; si on les lui refuse, il ne faut pas songer à établir le millenium en Irlande. Et la preuve en est bientôt faite.


nombre et étendue des fermes en irlande en 1864
1. Fermes qui ne dépassent
pas 1 acre
Nombre 48 653
Superficie 25 394
2. Fermes au-dessus de 1
et non au-dessus de 5 acres
Nombre 82 037
Superficie 288 916
3. Fermes au-dessus de 5
et non au-dessus de 15 acres
Nombre 176 368
Superficie 836 310
4. Fermes au-dessus de 15
et non au-dessus de 30 acres
Nombre 136 578
Superficie 3 051 343
5. Fermes au-dessus de 30
et non au-dessus de 50 acres
Nombre 71 961
Superficie 2 906 274
6. Fermes au-dessus de 50
et non au-dessus de 100 acres
Nombre 54 247
Superficie 3 983 880
7. Fermes au-dessus de 100
acres
Nombre 31 927
Superficie 8 227 807
8. Superficie totale comprenant aussi
les tourbières et les terres incultes
20 319 924 acres


De 1851 à 1861, la concentration n’a supprimé qu’une partie des fermes des trois catégories de 1 à 15 acres, et ce sont elles qui doivent disparaître avant les autres. Nous obtenons, ainsi un excès de 307 058 fermiers, et, en supposant que leurs familles se composent en moyenne de quatre têtes, chiffre trop modique, il y a à présent 1 228 232 « surnuméraires ». Si, après avoir accompli sa révolution, l’agriculture absorbe un quart de ce nombre, supposition presque extravagante, il en restera pour l’émigration 921 174. Les catégories 4, 5, 6, de 15 à 100 acres, chacun le sait en Angleterre, sont incompatibles avec la grande culture du blé, et elles n’entrent même pas en ligne de compte dès qu’il s’agit de l’élevage des moutons. Dans les données admises, un autre contingent de 788 761 individus doit filer ; total : 1 709 532. Et, comme l’appétit vient en mangeant, les gros terriens ne manqueront pas de découvrir bientôt qu’avec trois millions et demi d’habitants l’Irlande reste toujours misérable, et misérable parce que surchargée d’Irlandais. Il faudra donc la dépeupler davantage pour qu’elle accomplisse sa vraie destination, qui est de former un immense pacage, un herbage assez vaste pour assouvir la faim dévorante de ses vampires anglais[1].

Ce procédé avantageux a, comme toute bonne chose en ce monde, son mauvais côté. Tandis que la rente foncière s’accumule en Irlande, les Irlandais s’accumulent en même proportion aux États-Unis. L’irlandais évincé par le bœuf et le mouton reparaît de l’autre côté de l’Atlantique sous forme de Fenian. Et en face de la reine des mers sur son déclin se dresse de plus en plus menaçante la jeune république géante.

Acerba fata Romanos agunt
Scelusque fraternoe necis.
  1. Dans la partie du second volume de cet ouvrage qui traite de la propriété foncière, on verra comment la législature anglaise s’est accordée avec les détenteurs anglais du sol irlandais pour faire de la disette et de la famine les véhicules de la révolution agricole et de la dépopulation. J’y reviendrai aussi sur la situation des petits fermiers. En attendant, voici ce que dit Nassau W. Senior, dans son livre posthume Journals Conversations and Essays relating to Ireland, 2 volumes. Lond., 1868 « Comme le docteur G. le remarque fort justement, nous avons en premier lieu notre loi des pauvres, et c’est là déjà une arme excellente pour faire triompher les landlords. L’émigration en est une autre. Aucun ami de l’Irlande (lisez de la domination anglaise en Irlande) ne peut souhaiter que la guerre (entre les landlords anglais et les petits fermiers celtes) se prolonge, et encore moins qu’elle se termine par la victoire des fermiers. Plus cette guerre finira promptement, plus rapidement l’Irlande deviendra un pays de pacage (grazing country), avec la population relativement faible que comporte un pays de ce genre, mieux ce sera pour toutes les classes. » (L. c., V. Il, p. 282.) — Les lois anglaises sur les céréales, promulguées en 1815, garantissaient le monopole de la libre importation de grains dans la Grande Bretagne à l’Irlande ; elles y favorisaient ainsi, d’une manière artificielle, la culture du blé. Ce monopole lui fut soudainement enlevé quand le Parlement, en 1846, abrogea les lois céréales. Abstraction faite de toute autre circonstance, cet événement seul suffit pour donner une impulsion puissante à la conversion des terres arables en pâturages, à la concentration des fermes et à l’expulsion des cultivateurs. Dès lors, — après avoir, de 1815 à 1846, vanté les ressources du sol irlandais qui en faisaient le domaine naturel de la culture des grains — agronomes, économistes et politiques anglais, tout à coup de découvrir que ce sol ne se prête guère à d’autre production que celle des fourrages. Ce nouveau mot d’ordre, M. L. de Lavergne s’est empressé de le répéter de l’autre côté de la Manche. Il n’y a qu’un homme sérieux, comme M. de Lavergne l’est sans doute, pour donner dans de telles balivernes.