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La reproduction de la classe ouvrière implique l’accumulation de son habileté, transmise d’une génération à l’autre[1]. Que cette habileté figure dans l’inventaire du capitaliste, qu’il ne voie dans l’existence des ouvriers qu’une manière d’être de son capital variable, c’est chose certaine et qu’il ne se gêne pas d’avouer publiquement dès qu’une crise le menace de la perte de cette propriété précieuse.

Par suite de la guerre civile américaine et de la crise cotonnière qui en résulta, la plupart des ouvriers du Lancashire et d’autres Comtés anglais furent jetés sur le pavé. Ils demandaient ou l’assistance de l’État ou une souscription nationale volontaire pour faciliter leur émigration. Ce cri de détresse retentissait de toutes les parties de l’Angleterre. Alors M. Edmond Potter, ancien président de la Chambre de commerce de Manchester, publia, dans le Times du 29 mars 1863, une lettre qui fut à juste titre qualifiée dans la Chambre des communes de « manifeste des fabricants[2]. » Nous en citerons quelques passages caractéristiques où le droit de propriété du capital sur la force de travail est insolemment revendiqué.

« On dit aux ouvriers cotonniers qu’il y en a beaucoup trop sur le marché… qu’en réduisant leur nombre d’un tiers, une demande convenable serait assurée aux deux autres tiers… L’opinion publique persiste à réclamer l’émigration… Le maître (c’est-à-dire le fabricant filateur, etc.) ne peut pas voir de bon gré qu’on diminue son approvisionnement de travail, à son avis c’est un procédé aussi injuste que peu convenable… Si l’émigration reçoit l’aide du trésor public, le maître a certainement le droit de demander à être entendu et peut-être de protester. »

Le même Potter insiste ensuite sur l’utilité hors ligne de l’industrie cotonnière ; il raconte qu’elle a « indubitablement opéré le drainage de la surpopulation de l’Irlande et des districts agricoles anglais », qu’elle a fourni en 1866 cinq treizièmes de tout le commerce d’exportation britannique, qu’elle va s’accroître de nouveau en peu d’années, dès que le marché, surtout celui de l’Inde, sera agrandi, et dès qu’elle obtiendra « une quantité de coton suffisante à 6 d. la livre… Le temps, ajoute-­t-il, un an, deux ans, trois ans peut-être, produira la quantité nécessaire… Je voudrais bien alors poser cette question : Cette industrie vaut-elle qu’on la maintienne ; est-ce la peine d’en tenir en ordre le machinisme (c’est-à-dire les machines de travail vivantes), ou plutôt n’est-ce pas la folie la plus extravagante que de penser à le laisser échapper ? Pour moi, je le crois. Je veux bien accorder que les ouvriers ne sont pas une propriété (« I allow that the workers are not a property »), qu’ils ne sont pas la propriété du Lancashire et des patrons ; mais ils sont la force de tous deux ; ils sont la force intellectuelle, instruite et disciplinée qu’on ne peut pas remplacer en une génération ; au contraire les machines qu’ils font travailler (« the mere machinery which they work ») pourraient en partie être remplacées avantageusement et perfectionnées dans l’espace d’un an[3]… Encouragez ou permettez l’émigration de la force de travail, et après ? que deviendra le capitaliste ? » (« Encourage or allow the working power to emigrate and what of the capitalist ? ») Ce cri du cœur rappelle le cri plaintif de 1792 : S’il n’y a plus de courtisans, que deviendra le perruquier ? « Enlevez la crème des travailleurs, et le capital fixe sera largement déprécié, et le capital circulant ne s’exposera pas à la lutte avec un maigre approvisionnement de travail d’espèce inférieure… On nous dit que les ouvriers eux-mêmes désirent l’émigration. Cela est très naturel de leur part… Réduisez, comprimez l’industrie du coton en lui enlevant sa force de travail (by taking away its working power), diminuez la dépense en salaires d’un tiers ou de cinq millions de livres sterling, et que deviendra alors la classe immédiatement supérieure, celle des petits boutiquiers ? Et la rente foncière, et la location des cottages ? Que deviendront le petit fermier, le propriétaire de maisons, le propriétaire foncier ? Et dites-moi s’il peut y avoir un plan plus meurtrier pour toutes les classes du pays, que celui qui consiste à affaiblir la nation en exportant ses meilleurs ouvriers de fabrique, et en dépréciant une partie de son capital le plus productif et de sa richesse ?… Je propose un emprunt de cinq à six millions, réparti sur deux ou trois années, administré par des commissaires spéciaux, qu’on adjoindrait aux administrations des pauvres dans les districts cotonniers, réglementé par une loi spéciale et accompagné d’un certain travail forcé, dans le but de maintenir la valeur morale des receveurs d’aumônes… Peut-il y avoir rien de pis pour les propriétaires fonciers ou maîtres fabricants (can anything be worse for landowners or masters) que de laisser partir leurs meilleurs ouvriers et de démoraliser et indisposer ceux qui restent par une vaste émigration[4] qui fait le vide dans une province entière, vide de valeur et vide de capital. »

Potter, l’avocat choisi des fabricants, distingue donc deux espèces de machines, qui toutes deux

  1. « La seule chose dont on puisse dire qu’elle est réellement accumulée c’est l’habileté du travailleur. L’accumulation de travail habile, cette opération des plus importantes, s’accomplit pour ce qui est de la grande masse des travailleurs, sans le moindre capital. » (Hodgskin, Labour Defended, etc., p. 13.)
  2. Ferrand. Motion sur la disette cotonnière, séance de la Chambre des communes du 27 avril 1863.
  3. On se rappelle que le capital chante sur une autre gamme dans les circonstances ordinaires, quand il s’agit de faire baisser le salaire du travail. Alors « les maîtres » s’écrient tout d’une voix (V, chap. xve siècle) : « Les ouvriers de fabrique feraient très bien de se souvenir que leur travail est des plus inférieurs ; qu’il n’en est pas de plus facile à apprendre et de mieux payé, vu sa qualité, car il suffit du moindre temps et du moindre apprentissage pour y acquérir toute l’adresse voulue. Les machines du maître (lesquelles, au dire d’aujourd’hui, peuvent être améliorées et remplacées avec avantage dans un an) jouent en fait un rôle bien plus important dans la production que le travail et l’habileté de l’ouvrier qui ne réclament qu’une éducation de six mois et qu’un simple paysan peut apprendre » (et aujourd’hui d’après Potter on ne les remplacerait pas dans trente ans).
  4. En temps ordinaire le capitaliste dit au contraire que les ouvriers ne seraient pas affamés, démoralisés et mécontents, s’ils avaient la sagesse de diminuer le nombre de leurs bras pour en faire monter le prix.