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tal ; le résultat de l’autre, c’est la vie de l’ouvrier lui-même.

Dans les chapitres sur « la journée de travail » et « la grande industrie » des exemples nombreux, il est vrai, nous ont montré l’ouvrier obligé à faire de sa consommation individuelle un simple incident du procès de production. Alors les vivres qui entretiennent sa force jouent le même rôle que l’eau et le charbon donnés en pâture à la machine à vapeur. Ils ne lui servent qu’à produire, ou bien sa consommation individuelle se confond avec sa consommation productive. Mais cela apparaissait comme un abus dont la production capitaliste saurait se passer à la rigueur[1].

Néanmoins, les faits changent d’aspect si l’on envisage non le capitaliste et l’ouvrier individuels, mais la classe capitaliste et la classe ouvrière, non des actes de production isolés, mais la production capitaliste dans l’ensemble de sa rénovation continuelle et dans sa portée sociale.

En convertissant en force de travail une partie de son capital, le capitaliste pourvoit au maintien et à la mise en valeur de son capital entier. Mais ce n’est pas tout. Il fait d’une pierre deux coups. Il profite non seulement de ce qu’il reçoit de l’ouvrier, mais encore de ce qu’il lui donne.

Le capital aliéné contre la force de travail est échangé par la classe ouvrière contre des subsistances dont la consommation sert à reproduire les muscles, nerfs, os, cerveaux, etc., des travailleurs existants et à en former de nouveaux. Dans les limites du strict nécessaire la consommation individuelle de la classe ouvrière est donc la transformation des subsistances qu’elle achète par la vente de sa force de travail, en nouvelle force de travail, en nouvelle matière à exploiter par le capital. C’est la production et la reproduction de l’instrument le plus indispensable au capitaliste, le travailleur lui-même. La consommation individuelle de l’ouvrier, qu’elle ait lieu au-dedans ou au-dehors de l’atelier, forme donc un élément de la reproduction du capital, de même que le nettoyage des machines, qu’il ait lieu pendant le procès de travail ou dans les intervalles d’interruption.

Il est vrai que le travailleur fait sa consommation individuelle pour sa propre satisfaction et non pour celle du capitaliste. Mais les bêtes de somme aussi aiment à manger, et qui a jamais prétendu que leur alimentation en soit moins l’affaire du fermier ? Le capitaliste n’a pas besoin d’y veiller ; il peut s’en fier hardiment aux instincts de conservation et de propagation du travailleur libre.

Aussi est-il à mille lieues d’imiter ces brutaux exploiteurs de mines de l’Amérique méridionale qui forcent leurs esclaves à prendre une nourriture plus substantielle à la place de celle qui le serait moins[2] ; son unique souci est de limiter la consommation individuelle des ouvriers au strict nécessaire.

C’est pourquoi l’idéologue du capital, l’économiste politique, ne considère comme productive que la partie de la consommation individuelle qu’il faut à la classe ouvrière pour se perpétuer et s’accroître, et sans laquelle le capital ne trouverait pas de force de travail à consommer ou n’en trouverait pas assez. Tout ce que le travailleur peut dépenser par-dessus le marché pour sa jouissance, soit matérielle, soit intellectuelle, est consommation improductive[3]. Si l’accumulation du capital occasionne une hausse de salaire qui augmente les dépenses de l’ouvrier sans mettre le capitaliste à même de faire une plus large consommation de forces de travail, le capital additionnel est consommé improductivement[4]. En effet, la consommation du travailleur est improductive pour lui-même ; car elle ne reproduit que l’individu nécessiteux ; elle est productive pour le capitaliste et l’État, car elle produit la force créatrice de leur richesse[5].

Au point de vue social, la classe ouvrière est donc, comme tout autre instrument de travail, une appartenance du capital, dont le procès de reproduction implique dans certaines limites même la consommation individuelle des travailleurs. En retirant sans cesse au travail son produit et le portant au pôle opposé, le capital, ce procès empêche ses instruments conscients de lui échapper. La consommation individuelle, qui les soutient et les reproduit, détruit en même temps leurs subsistances, et les force ainsi à reparaître constamment sur le marché. Une chaîne retenait l’esclave romain ; ce sont des fils invisibles qui rivent le salarié à son propriétaire. Seulement ce propriétaire, ce n’est pas le capitaliste individuel, mais la classe capitaliste.

Il n’y a pas longtemps que cette classe employait encore la contrainte légale pour faire valoir son droit de propriété sur le travailleur libre. C’est ainsi que jusqu’en 1815 il était défendu, sous de fortes peines, aux ouvriers à la machine d’émigrer de l’Angleterre.

  1. Les économistes qui considèrent comme normale cette coïncidence de consommation individuelle et de consommation productive, doivent nécessairement ranger les subsistances de l’ouvrier au nombre des matières auxiliaires, telles que l’huile, le charbon, etc., qui sont consommées par les instruments de travail et constituent par conséquent un élément du capital productif. Rossi S’emporte contre cette classification, en oubliant fort à propos que si les subsistances de l’ouvrier n’entrent pas dans le capital productif, l’ouvrier lui-même en fait partie.
  2. « Les ouvriers des mines de l’Amérique du Sud, dont la besogne journalière (peut-être la plus pénible du monde) consiste à charger sur leurs épaules un poids de cent quatre vingts à deux cents livres de minerai et à le porter au dehors d’une profondeur de quatre cent cinquante pieds, ne vivent que de pain et de fèves. Ils prendraient volontiers du pain pour toute nourriture ; mais leurs maîtres se sont aperçus qu’ils ne peuvent pas travailler autant s’ils ne mangent que du pain, et les forcent de manger des fèves. Les fèves sont proportionnellement plus riches que le pain en phosphate de chaux. » (Liebig, l. c., 1re partie, p. 194, note.)
  3. James Mill, l. c., p. 238 et suiv.
  4. « Si le prix du travail s’élevait si haut, que malgré l’accroissement de capital il fût impossible d’employer plus de travail, je dirais alors que cet accroissement de capital est consommé improductivement. » (Ricardo, l. c., p. 163.)
  5. « La seule consommation productive dans le sens propre du mot c’est la consommation ou la destruction de richesse (il veut parier de l’usure des moyens de production) effectuée par le capitaliste en vue de la reproduction… L’ouvrier est un consommateur productif pour la personne qui l’emploie et pour l’État, mais, à vrai dire, il ne l’est pas pour lui-même. » (Malthus, Definitions, etc., p. 30.)