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sans s’agrandir. Le procès de production, périodiquement recommencé, passera toujours par les mêmes phases dans un temps donné, mais il se répétera toujours sur la même échelle. Néanmoins cette répétition ou continuité lui imprime certains caractères nouveaux ou, pour mieux dire, fait disparaître les caractères apparents qu’il présentait sous son aspect d’acte isolé.

Considérons d’abord cette partie du capital qui est avancée en salaires, ou le capital variable.

Avant de commencer à produire, le capitaliste achète des forces de travail pour un temps déterminé, et renouvelle cette transaction à l’échéance du terme stipulé, après une certaine période de production, semaine, mois, etc. Mais il ne paie que lorsque l’ouvrier a déjà fonctionné et ajouté au produit et la valeur de sa propre force et une plus-value. Outre la plus-value, le fonds de consommation du capitaliste, l’ouvrier a donc produit le fonds de son propre payement, le capital variable, avant que celui-ci lui revienne sous forme de salaire, et il n’est employé qu’aussi longtemps qu’il continue à le reproduire. De là la formule des économistes (voy. ch. XVII) qui représente le salaire comme portion du produit achevé[1]. En effet, des marchandises que le travailleur reproduit constamment, une partie lui fait retour constamment sous forme de salaire. Cette quote-part, il est vrai, lui est payée en argent, mais l’argent n’est que la figure-valeur des marchandises.

Pendant que l’ouvrier est occupé à transformer en nouveau produit une partie des moyens de production, le produit de son travail passé circule sur le marché où il se transforme en argent. C’est ainsi qu’une partie du travail qu’il a exécuté la semaine précédente ou le dernier semestre paye son travail d’aujourd’hui ou du semestre prochain.

L’illusion produite par la circulation des marchandises disparaît dès que l’on substitue au capitaliste individuel et à ses ouvriers, la classe capitaliste et la classe ouvrière. La classe capitaliste donne régulièrement sous forme monnaie à la classe ouvrière des mandats sur une partie des produits que celle-ci a confectionnés et que celle-là s’est appropriés. La classe ouvrière rend aussi constamment ces mandats à la classe capitaliste pour en retirer la quote-part qui lui revient de son propre produit. Ce qui déguise cette transaction, c’est la forme marchandise du produit et la forme argent de la marchandise.

Le capital variable[2] n’est donc qu’une forme historique particulière du soi-disant fonds d’entretien du travail[3] que le travailleur doit toujours produire et reproduire lui-même dans tous les systèmes de production possibles. Si, dans le système capitaliste, ce fonds n’arrive à l’ouvrier que sous forme de salaire, de moyens de payement de son travail, c’est parce que là son propre produit s’éloigne toujours de lui sous forme de capital. Mais cela ne change rien au fait, que ce n’est qu’une partie de son propre travail passé et déjà réalisé, que l’ouvrier reçoit comme avance du capitaliste[4].

Prenons, par exemple, un paysan corvéable qui avec ses moyens de production travaille sur son propre champ trois jours de la semaine et les trois jours suivants fait la corvée sur la terre seigneuriale. Son fonds d’entretien, qu’il reproduit constamment pour lui-même et dont il reste le seul possesseur, ne prend jamais vis-à-vis de lui la forme de moyens de payement dont un tiers lui aurait fait l’avance, mais, en revanche, son travail forcé et gratuit ne prend jamais la forme de travail volontaire et payé. Supposons maintenant que son champ, son bétail, ses semences, en un mot ses moyens de production lui soient arrachés par son maître, auquel il est réduit désormais à vendre son travail. Toutes les autres circonstances restant les mêmes, il travaillera toujours six jours par semaine, trois jours pour son propre entretien et trois jours pour son ex-seigneur, dont il est devenu le salarié. Il continue à user les mêmes moyens de production et à transmettre leur valeur au produit. Une certaine partie de celui-ci rentre, comme autrefois, dans la reproduction. Mais à partir du moment où le servage s’est converti en salariat, le fonds d’entretien de l’ancien corvéable, que celui-ci ne cesse pas de reproduire lui-même, prend aussitôt la forme d’un capital dont le ci-devant seigneur fait l’avance en le payant.

L’économiste bourgeois, incapable de distinguer la forme du fond, ferme les yeux à ce fait que même chez les cultivateurs de l’Europe continentale et de l’Amérique du Nord, le fonds d’entretien du travail ne revêt qu’exceptionnellement la forme de capital[5], d’une avance faite au producteur immédiat par le capitaliste entrepreneur.

Le capital variable ne perd cependant son caractère d’avance[6] provenant du propre fonds du capitaliste que grâce au renouvellement périodique du procès de production. Mais avant de se renouveler, ce procès doit avoir commencé et duré un certain laps de temps, pendant lequel l’ouvrier ne pouvait encore être payé en son propre produit ni non plus vivre de l’air du temps. Ne fallait-il donc pas, la première fois qu’elle se présenta au marché du travail, que la classe capitaliste eût déjà accumulé par ses pro-

  1. « Les salaires aussi bien que les profits doivent être considérés chacun comme une portion du produit achevé. » (Ramsay, 1. c. p. 142.) « La part au produit qui échoit au travailleur sous forme de salaire, etc. » (J. Mill, Éléments, etc. trad. de Parissot, Paris, 1823, p. 34.)
  2. Le capital variable est ici considéré seulement comme fonds de payement des salariés. On sait qu'en réalité il ne devient variable qu'à partir du moment où la force de travail qu'il a achetée fonctionne déjà dans le procès de production.
  3. Les Anglais disent labour fund, littéralement fonds de travail, expression qui en français serait équivoque.
  4. « Quand le capital est employé en avances de salaires pour les ouvriers, cela n'ajoute rien au fonds d'entretien du travail. » (Cazenove, note de son édit. de l'ouvrage de Malthus, Définitions in Polit. Écon., Lond., 1853, p. 22.)
  5. « Sur la plus grande partie du globe les moyens de subsistance des travailleurs ne leur sont pas avancés par le capitaliste. » Richard Jones, Textbook of Lectures on the Polit. Econ. of Nations, Hertford, 1852, p. 36.
  6. « Quoique le premier (l'ouvrier de manufacture) reçoive des salaires que son maître lui avance, il ne lui coûte, dans le fait, aucune dépense : la valeur de ces salaires se retrouvant, en général, avec un profit en plus, dans l'augmentation de valeur du sujet auquel ce travail a été appliqué. » (Adam Smith, 1 c., 1. II, ch. II, p. 311.)