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prix nécessaire ou sa valeur, mais avait fait résoudre la soi‑disant valeur du travail en valeur de la force de travail, de sorte que celle‑là ne devait être traitée désormais comme forme phénoménale de celle‑ci. Le résultat auquel l’analyse aboutissait était donc, non de résoudre le problème tel qu’il se présenta au point de départ, mais d’en changer entièrement les termes.

L’économie classique ne parvint jamais à s’apercevoir de ce quiproquo, exclusivement préoccupée qu’elle était de la différence entre les prix courants du travail et sa valeur, du rapport de celle-ci avec les valeurs des marchandises, avec le taux du profit etc. Plus elle approfondit l’analyse de la valeur en général, plus la soi-disant valeur du travail l’impliqua dans des contradictions inextricables.

Le salaire est le payement du travail à sa valeur ou à des prix qui en divergent. Il implique donc que valeur et prix accidentels de la force de travail aient déjà subi un changement de forme qui la fasse apparaître comme valeur et prix du travail lui-même. Examinons maintenant de plus près cette transformation.

Mettons que la force de travail ait une valeur journalière de trois francs[1], et que la journée de travail soit de douze heures[2]. En confondant maintenant la valeur de la force avec la valeur de sa fonction, le travail qu’elle fait, on obtient cette formule : Le travail de douze heures a une valeur de trois francs. Si le prix de la force était au‑dessous ou au‑dessus de sa valeur, soit de quatre francs ou de deux, le prix courant du travail de douze heures serait également de quatre francs ou de deux. Il n’y a rien de changé que la forme. La valeur du travail ne réfléchit que la valeur de la force dont il est la fonction, et les prix de marché du travail s’écartent de sa soi-disant valeur dans la même proportion que les prix de marché de la force du travail s’écartent de sa valeur.

N’étant qu’une expression irrationnelle pour la valeur de la force ouvrière, la valeur du travail doit évidemment être toujours moindre que celle de son produit, car le capitaliste prolonge toujours le fonctionnement de cette force au‑delà du temps nécessaire pour en reproduire l’équivalent. Dans notre exemple, il faut six heures par jour pour produire une valeur de trois francs, c’est‑à‑dire la valeur journalière de la force de travail, mais comme celle-ci fonctionne pendant douze heures, elle rapporte quotidiennement une valeur de six francs. On arrive ainsi au résultat absurde qu’un travail qui crée une valeur de six francs n’en vaut que trois[3]. Mais cela n’est pas visible à l’horizon de la société capitaliste. Tout au contraire : là la valeur de trois francs, produite en six heures de travail, dans une moitié de la journée, se présente comme la valeur du travail de douze heures, de la journée tout entière. En recevant par jour un salaire de trois francs, l’ouvrier paraît donc avoir reçu toute la valeur due à son travail, et c’est précisément pourquoi l’excédent de la valeur de son produit sur celle de son salaire, prend la forme d’une plus-value de trois francs, créée par le capital et non par le travail.

La forme salaire, ou payement direct du travail, fait donc disparaître toute trace de la division de la journée en travail nécessaire et surtravail, en travail payé et non payé, de sorte que tout le travail de l’ouvrier libre est censé être payé. Dans le servage le travail du corvéable pour lui-même et son travail forcé pour le seigneur sont nettement séparés l’un de l’autre par le temps et l’espace. Dans le système esclavagiste, la partie même de la journée où l’esclave ne fait que remplacer la valeur de ses subsistances, où il travaille donc en fait pour lui-même, ne semble être que du travail pour son propriétaire. Tout son travail revêt l’apparence de travail non payé[4]. C’est l’inverse chez le travail salarié : même le surtravail ou travail non payé revêt l’apparence de travail payé. Là le rapport de propriété dissimule le travail de l’esclave pour lui-même, ici le rapport monétaire dissimule le travail gratuit du salarié pour son capitaliste.

On comprend maintenant l’immense importance que possède dans la pratique ce changement de forme qui fait apparaître la rétribution de la force de travail comme salaire du travail, le prix de la force comme prix de sa fonction. Cette forme, qui n’exprime que les fausses apparences du travail salarié, rend invisible le rapport réel entre capital et travail et en montre précisément le contraire ; c’est d’elle que dérivent toutes les notions juridiques du salarié et du capitaliste, toutes les mystifications de la production capitaliste, toutes les illusions libérales et tous les faux‑fuyants apologétiques de l’économie vulgaire.

S’il faut beaucoup de temps avant que l’histoire ne parvienne à déchiffrer le secret du salaire du travail, rien n’est au contraire plus facile à comprendre que la nécessité, que les raisons d’être de cette forme phénoménale.

Rien ne distingue au premier abord l’échange entre capital et travail de l’achat et de la vente de toute autre marchandise. L’acheteur donne une certaine somme d’argent, le vendeur un article qui diffère de l’argent. Au point de vue du droit, on ne reconnaît donc dans le contrat de travail d’autre

  1. Comme dans la section V, on suppose que la valeur produite en une heure de travail soit égale à un demi-franc.
  2. En déterminant la valeur journalière de la force de travail par la valeur des marchandises qu’exige, par jour moyen, l’entretien normal de l’ouvrier, il est sous-entendu que sa dépense en force soit normale, ou que la journée de travail ne dépasse pas les limites compatibles avec une certaine durée moyenne de la vie du travailleur.
  3. Comparez Zur Kritik der politischen Œkonomie, p. 40, où j’annonce que l’étude du capital nous fournira la solution du problème suivant : Comment la production basée sur la valeur d’échange déterminée par le seul temps de travail conduit elle à ce résultat, que la valeur d’échange du travail est plus petite que la valeur d’échange de son produit ?
  4. Le Morning Star, organe libre échangiste de Londres, naïf jusqu’à la sottise, ne cessait de déplorer pendant la guerre civile américaine, avec toute l’indignation morale que la nature humaine peut ressentir, que les nègres travaillassent absolument pour rien dans les États confédérés. Il aurait mieux fait de se donner la peine de comparer la nourriture journalière d’un de ces nègres avec celle par exemple de l’ouvrier libre dans l’East End de Londres.