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les plus simples et les premiers venus ; ils leur donnent aussi à manger cette partie de la racine du papyrus, qu’on peut rôtir au feu, ainsi que les racines et les tiges des plantes marécageuses soit crues, soit bouillies ou rôties. L’air est si doux que la plupart des enfants vont sans chaussures et sans vêtements. Aussi un enfant, jusqu’à sa complète croissance, ne coûte pas en gros à ses parents plus de vingt drachmes. C’est là principalement ce qui explique qu’en Égypte la population soit si nombreuse et que tant de grands ouvrages aient pu être entrepris[1]. » C’est bien moins cependant à l’étendue de sa population qu’à la faculté d’en employer à des travaux improductifs une partie relativement considérable que l’ancienne Égypte doit ses grandes œuvres d’architecture. De même que le travailleur individuel peut fournir d’autant plus de surtravail que son temps de travail nécessaire est moins considérable, de même moins est nombreuse la partie de la population ouvrière que réclame la production des subsistances nécessaires, plus est grande la partie disponible pour d’autres travaux.

La production capitaliste une fois établie, la grandeur du surtravail variera, toutes autres circonstances restant les mêmes, selon les conditions naturelles du travail et surtout selon la fertilité du sol. Mais il ne s’ensuit pas le moins du monde que le sol le plus fertile soit aussi le plus propre et le plus favorable au développement de la production capitaliste, qui suppose la domination de l’homme sur la nature. Une nature trop prodigue « retient l’homme par la main comme un enfant en lisière » ; elle l’empêche de se développer en ne faisant pas de son développement une nécessité de nature[2]. La patrie du capital ne se trouve pas sous le climat des tropiques, au milieu d’une végétation luxuriante, mais dans la zone tempérée. Ce n’est pas la fertilité absolue du sol, mais plutôt la diversité de ses qualités chimiques, de sa composition géologique, de sa configuration physique, et la variété de ses produits naturels, qui forment la base naturelle de la division sociale du travail et qui excitent l’homme, en raison des conditions multiformes au milieu desquelles il se trouve placé, à multiplier ses besoins, ses facultés, ses moyens et modes de travail.

C’est la nécessité de diriger socialement une force naturelle, de s’en servir, de l’économiser, de se l’approprier en grand par des œuvres d’art, en un mot de la dompter, qui joue le rôle décisif dans l’histoire de l’industrie. Telle a été la nécessité de régler et de distribuer le cours des eaux, en Égypte[3], en Lombardie, en Hollande, etc. Ainsi en est‑il dans l’Inde, dans la Perse, etc., où l’irrigation au moyen de canaux artificiels fournit au sol non seulement l’eau qui lui est indispensable, mais encore les engrais minéraux qu’elle détache des montagnes et dépose dans son limon. La canalisation, tel a été le secret de l’épanouissement de l’industrie en Espagne et en Sicile sous la domination arabe[4].

La faveur des circonstances naturelles fournit, si l’on veut, la possibilité, mais jamais la réalité du surtravail, ni conséquemment du produit net ou de la plus-value. Avec le climat plus ou moins propice, la fertilité de la terre plus ou moins spontanée, etc., le nombre des premiers besoins et les efforts que leur satisfaction impose, seront plus ou moins grands, de sorte que, dans des circonstances d’ailleurs analogues, le temps de travail nécessaire variera d’un pays à l’autre[5] ; mais le surtravail ne peut commencer qu’au point où le travail nécessaire finit. Les influences physiques, qui déterminent la grandeur relative de celui-ci, tracent donc une limite naturelle à celui-là. À mesure que l’industrie avance, cette limite naturelle recule. Au milieu de notre société européenne, où le travailleur n’achète la permission de travailler pour sa propre existence que moyennant surtravail, on se figure facilement que c’est une qualité innée du travail humain de fournir un produit net[6]. Mais qu’on prenne par exemple l’ha-

  1. Diod., l. c., 1. I, ch. 80.
  2. « La première (richesse naturelle), étant de beaucoup la plus libérale et la plus avantageuse, rend la population sans souci, orgueilleuse et adonnée à tous les excès ; tandis que la seconde développe et affermit l’activité, la vigilance, les arts, la littérature et la civilisation. » (England’s Treasure by Foreign Trade, or the Balance of our Foreign Trade is the Rule of our Treasure. Written by Thomas Mun, of London, Merchant, and now published for the common good by his son John Mun. Lond., 1669, p. 181, 182.) « Je ne conçois pas de plus grand malheur pour un peuple, que d’être jeté sur un morceau d terre où les productions qui concernent la subsistance et la nourriture sont en grande proportion spontanées, et où le climat n’exige ou ne réclame que peu de soins pour le vêtement… Il peut y avoir un extrême dans un sens opposé. Un soi incapable de produire, même s’il est travaillé, est tout aussi mauvais qu’un soi qui produit tout en abondance sans le moindre travail. » (An Inquiry into the present high price of provisions. Lond., 1767, p. 10.)
  3. C’est la nécessité de calculer les périodes des débordements du Nil qui a créé l’astronomie égyptienne et en même temps la domination de la caste sacerdotale à titre de directrice de l’agriculture. « Le solstice est le moment de l’année où commence la crue du Nil, et celui que les Égyptiens ont dû observer avec le plus d’attention… C’était cette année tropique qu’il leur importait de marquer pour se diriger dans leurs opérations agricoles. Ils durent donc chercher dans le ciel un signe apparent de son retour. » (Cuvier : Discours sur les révolutions du globe, édit. Hœfer. Paris, 1863, p. 141.)
  4. La distribution des eaux était aux Indes une des bases matérielles du pouvoir central sur les petits organismes de production communale, sans connexion entre eux. Les conquérants mahométans de l’Inde ont mieux compris cela que les Anglais leurs successeurs. Il suffit de rappeler la famine de 1866, qui a coûté la vie à plus d’un million d’Indiens dans le district d’Orissa, au Bengale.
  5. « Il n’y a pas deux contrées qui fournissent un nombre égal de choses nécessaires à la vie, en égale abondance et avec la même quantité de travail. Les besoins de l’homme augmentent ou diminuent en raison de la sévérité ou de la douceur du climat sous lequel il vit. La proportion des travaux de tout genre auxquels les habitants de divers pays sont forcés de se livrer ne peut donc être la même. Et il n’est guère possible de déterminer le degré de cette différence autrement que par les degrés de température. On peut donc en conclure généralement que la quantité de travail requise pour une population donnée atteint son maximum dans les climats froids et son minimum dans les climats chauds. Dans les premiers en effet l’homme n’a pas seulement besoin de plus de vêtements mais la terre elle-même a besoin d’y être plus cultivée que dans les derniers. » (An Essay on the Governing Causes of the Natural Rate of Interest. Lond., 1750, p. 60.) L’auteur de cet écrit qui a fait époque est J. Massey. Hume lui a emprunté sa théorie de l’intérêt.
  6. « Tout travail doit laisser un excédent. » Proudhon (on dirait que cela fait partie des droits et devoirs du citoyen).