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dres notamment, quatorze, quinze et seize heures de suite, pendant quelques jours de la semaine, et souvent trente-six heures consécutives avec deux heures seulement de répit pour le repas et le sommeil[1]. La plupart ne savent pas lire. Ce sont, en général, des créatures informes et tout à fait abruties. « Il n’est besoin d’aucune espèce de culture intellectuelle pour les rendre aptes à leur ouvrage ; ils ont peu d’occasion d’exercer leur habileté et encore moins leur jugement ; leur salaire, quoique assez élevé pour des garçons de leur âge, ne croît pas proportionnellement à mesure qu’ils grandissent, et peu d’entre eux ont la perspective d’obtenir le poste mieux rétribué et plus digne de surveillant, parce que la machine ne réclame pour quatre aides qu’un surveillant[2]. » Dès qu’ils sont trop âgés pour leur besogne enfantine, c’est‑à‑dire vers leur dix-septième année, on les congédie et ils deviennent autant de recrues du crime. Leur ignorance, leur grossièreté et leur détérioration physique et intellectuelle ont fait échouer les quelques essais tentés pour les occuper ailleurs.

Ce qui est vrai de la division manufacturière du travail à l’intérieur de l’atelier l’est également de la division du travail au sein de la société. Tant que le métier et la manufacture forment la base générale de la production sociale, la subordination du travailleur à une profession exclusive, et la destruction de la variété originelle de ses aptitudes et de ses occupations[3] peuvent être considérées comme des nécessités du développement historique. Sur cette base chaque industrie s’établit empiriquement, se perfectionne lentement et devient vite stationnaire, après avoir atteint un certain degré de maturité. Ce qui de temps en temps provoque des changements, c’est l’importation de marchandises étrangères par le commerce et la transformation successive de l’instrument de travail. Celui-ci aussi, dès qu’il a acquis une forme plus ou moins convenable, se cristallise et se transmet souvent pendant des siècles d’une génération à l’autre.

Un fait des plus caractéristiques, c’est que jusqu’au dix-huitième siècle les métiers portèrent le nom de mystères. Dans le célèbre Livre des métiers d’Étienne Boileau, on trouve entre autres prescriptions celle-ci : « Tout compagnon lorsqu’il est reçu dans l’ordre des maîtres, doit prêter serment d’aimer fraternellement ses frères, de les soutenir, chacun dans l’ordre de son métier, c’est‑à-dire de ne point divulguer volontairement les secrets du métier[4]. »

En fait, les différentes branches d’industrie, issues spontanément de la division du travail social, formaient les unes vis-à-vis des autres autant d’enclos qu’il était défendu au profane de franchir. Elles gardaient avec une jalousie inquiète les secrets de leur routine professionnelle dont la théorie restait une énigme même pour les initiés.

Ce voile, qui dérobait aux regards des hommes le fondement matériel de leur vie, la production sociale, commença à être soulevé durant l’époque manufacturière et fut entièrement déchiré à l’avènement de la grande industrie. Son principe qui est de considérer chaque procédé en lui-même et de l’analyser dans ses mouvements constituants, indépendamment de leur exécution par la force musculaire ou l’aptitude manuelle de l’homme, créa la science toute moderne de la technologie. Elle réduisit les configurations de la vie industrielle, bigarrées, stéréotypées et sans lien apparent, à des applications variées de la science naturelle, classifiées d’après leurs différents buts d’utilité.

La technologie découvrit aussi le petit nombre de formes fondamentales dans lesquelles, malgré la diversité des instruments employés, tout mouvement productif du corps humain doit s’accomplir, de même que le machinisme le plus compliqué ne cache que le jeu des puissances mécaniques simples.

L’industrie moderne ne considère et ne traite jamais comme définitif le mode actuel d’un procédé. Sa base est donc révolutionnaire, tandis que celle de tous les modes de production antérieurs était essentiellement conservatrice[5]. Au moyen de machines, de procédés chimiques et d’autres méthodes, elle bouleverse avec la base technique de la production les fonctions des travailleurs et les combinaisons sociales du travail, dont elle ne cesse de révolutionner la division établie en lançant sans interruption des masses de capitaux et d’ouvriers d’une branche de production dans une autre.

Si la nature même de la grande industrie nécessite le changement dans le travail, la fluidité des fonctions, la mobilité universelle du travailleur, elle reproduit d’autre part, sous sa forme capitaliste, l’ancienne division du travail avec ses particularités ossifiées. Nous avons vu que cette contradiction absolue entre les nécessités techniques de la grande industrie et les caractères sociaux qu’elle

  1. L. c. p. 3, n. 24.
  2. L. c. p. 7, n. 59, 60.
  3. D’après le Statistical Account, on vit jadis, dans quelques parties de la haute Écosse, arriver avec femmes et enfants un grand nombre de bergers et de petits paysans chaussés de souliers qu’ils avaient faits eux-mêmes après en avoir tanné le cuir, vêtus d’habits qu’aucune autre main que la leur n’avait touchés, dont la matière était empruntée à la laine tondue par eux sur les moutons ou au lin qu’ils avaient eux-mêmes cultivé. Dans la confection des vêtements, il était à peine entré un article acheté, à l’exception des alertes, des aiguilles, des dés et de quelques parties de l’outillage en fer employé pour le tissage. Les femmes avaient extrait elles-mêmes les couleurs d’arbustes et de plantes indigènes, etc. (Dugald Stewart, l. c., p. 327.)
  4. Il doit aussi jurer qu’il ne fera point connaître à l’acheteur, pour faire valoir ses marchandises, les défauts de celles mal confectionnées, dans l’intérêt commun de la corporation.
  5. La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de travail et par cela même les rapports de la production et tout l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien de leur mode traditionnel de production était au contraire la première condition d’existence de toutes les classes industrielles antérieures. Ce qui distingue donc l’époque bourgeoise de toutes les précédentes, c’est la transformation incessante de la production, l’ébranlement continuel des situations sociales, l’agitation et l’incertitude éternelles. Toutes les institutions fixes, rouillées, pour ainsi dire, se dissolvent avec leur cortège d’idées et de traditions que leur antiquité rendait respectables, toutes les nouvelles s’usent avant d’avoir pu se consolider. Tout ce qui paraissait solide et fixe s’évapore, tout ce qui passait pour saint est profané, et les hommes sont enfin forcés d’envisager d’un œil froid leurs diverses positions dans la vie et leurs rapports réciproques. » (F. Engels und Karl Marx : Manifest der Kommunistischen Partei. London, 1848, p. 5.)