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Néanmoins, comme il l’avoue lui-même par la bouche de ses représentants, le capital ne se prêtera jamais à ces mesures si ce n’est « sous la pression d’une loi générale du Parlement[1] », imposant une journée de travail normale à toutes les branches de la production à la fois.

IX

Législation de fabrique.

La législation de fabrique, cette première réaction consciente et méthodique de la société contre son propre organisme tel que l’a fait le mouvement spontané de la production capitaliste, est, comme nous l’avons vu, un fruit aussi naturel de la grande industrie que les chemins de fer, les machines automates et la télégraphie électrique. Avant d’examiner comment elle va se généraliser en Angleterre, il convient de jeter un coup d’œil sur celles de ses clauses qui n’ont pas trait à la durée du travail.

La réglementation sanitaire, rédigée d’ailleurs de telle sorte que le capitaliste peut aisément l’éluder, se borne en fait à des prescriptions pour le blanchiment des murs, et à quelques autres mesures de propreté, de ventilation et de précaution contre les machines dangereuses.

Nous reviendrons dans le troisième livre sur la résistance fanatique des fabricants contre les articles qui leur imposent quelques déboursés pour la protection des membres de leurs ouvriers. Nouvelle preuve incontestable du dogme libre‑échangiste d’après lequel dans une société fondée sur l’antagonisme des intérêts de classes, chacun travaille fatalement pour l’intérêt général en ne cherchant que son intérêt personnel !

Pour le moment, un exemple nous suffira. Dans la première période des trente dernières années l’industrie linière et avec elle les scutching mills (fabriques où le lin est battu et brisé) ont pris un grand essor en Irlande. Il y en avait déjà en 1864 plus de dix-huit cents. Chaque printemps et chaque hiver on attire de la campagne des femmes et des adolescents, fils, filles et femmes des petits fermiers du voisinage, gens d’une ignorance grossière en tout ce qui regarde le machinisme, pour les employer à fournir le lin aux laminoirs des scutching mills. Dans l’histoire des fabriques il n’y a pas d’exemple d’accidents si nombreux et si affreux. Un seul scutching mill à Kildinan (près de Cork) enregistra pour son compte de 1852 à 1856 six cas de mort et soixante mutilations graves qu’on aurait pu facilement éviter au moyen de quelques appareils très peu coûteux. Le docteur M. White, chirurgien des fabriques de Downpatrick, déclare dans un rapport officiel du 15 décembre 1865 : « Les accidents dans les sculching mills sont du genre le plus terrible. Dans beaucoup de cas c’est un quart du corps entier qui est séparé du tronc. Les blessures ont pour conséquence ordinaire soit la mort, soit un avenir d’infirmité et de misère. L’accroissement du nombre des fabriques dans ce pays ne fera naturellement qu’étendre davantage d’aussi affreux résultats. Je suis convaincu qu’avec une surveillance convenable de la part de l’État ces sacrifices humains seraient en grande partie évités[2]. »

Qu’est‑ce qui pourrait mieux caractériser le mode de production capitaliste que cette nécessité de lui imposer par des lois coercitives et au nom de l’État les mesures sanitaires les plus simples ?

« La loi de fabrique de 1864 a déjà fait blanchir et assainir plus de deux cents poteries où pendant vingt ans on s’était consciencieusement abstenu de toute opération de ce genre ! (Voilà l’abstinence du capital.) Ces établissements entassaient vingt-sept mille huit cents ouvriers, exténués de travail la nuit et le jour, et condamnés à respirer une atmosphère méphitique imprégnant de germes de maladie et de mort une besogne d’ailleurs relativement inoffensive. Cette loi a multiplié également les moyens de ventilation[3]. »

Cependant, elle a aussi prouvé qu’au delà d’un certain point le système capitaliste est incompatible avec toute amélioration rationnelle. Par exemple, les médecins anglais déclarent d’un commun accord que, dans le cas d’un travail continu, il faut au moins cinq cents pieds cubes d’air pour chaque personne, et que même cela suffit à peine. Eh bien, si par toutes ses mesures coercitives, la législation pousse d’une manière indirecte au remplacement des petits ateliers par des fabriques, empiétant par là sur le droit de propriété des petits capitalistes et constituant aux grands un monopole assuré, il suffirait d’imposer à tout atelier l’obligation légale de laisser à chaque travailleur une quantité d’air suffisante, pour exproprier d’une manière directe et d’un seul coup des milliers de petits capitalistes ! Cela serait attaquer la racine même de la production capitaliste, c’est-à-dire la mise en valeur du capital, grand ou petit, au moyen du libre achat et de la libre consommation de la force de travail. Aussi ces cinq cents pieds d’air suffoquent la législation de fabrique. La police de l’hygiène publique, les commissions d’enquêtes industrielles et les inspecteurs de fabrique en reviennent toujours à la nécessité de ces cinq cents pieds cubes et à l’impossibilité de les imposer au capital. Ils déclarent ainsi en fait que la phtisie et les autres affections pulmonaires du travailleur sont des conditions de vie pour le capitaliste[4].

  1. « On pourrait obvier à cela, dit un fabricant, au prix d’un agrandissement des locaux de travail sous la pression d’une loi générale du Parlement. » (L. c., p. x, n. 38.)
  2. L. c. p. xv, n. 74 et suiv.
  3. Rep. of Insp. of Fact., 31 oct. 1865, p. 96
  4. On a trouvé par expérience qu’un individu moyen et bien portant consomme environ vingt-cinq pouces cubes d’air à chaque respiration d’intensité moyenne et respire à peu près vingt fois par minute. La masse d’air consommée en vingt-quatre heures par un individu serait, d’après cela, d’environ 720 000 pouces cubes ou de 416 pieds cubes. Or, on sait que l’air une fois expiré ne peut plus servir au même procès avant d’avoir été purifié dans le grand atelier de la nature. D’après les expériences de Valentin et de Branner, un homme bien portant parait expirer environ treize cents pouces cubes d’acide carbonique par heure. Il s’ensuivrait que les poumons rejettent en vingt-quatre heures environ huit onces de carbone solide. — Chaque homme, dit Huxley, devrait avoir au moins huit cents pieds cubes d’air.