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tale à transformer en fabrique proprement dite les manufactures, les métiers et le travail à domicile où s’est glissé le nouvel agent mécanique.

Ce dénouement est accéléré en premier lieu par le caractère technique de la machine à coudre dont l’applicabilité variée pousse à réunir dans le même atelier et sous les ordres du même capital des branches d’industrie jusque-là séparées ; de même quelques opérations préliminaires, telles que des travaux d’aiguille, s’exécutent le plus convenablement au siège de la machine.

Une autre circonstance décisive est l’expropriation inévitable des artisans et des travailleurs à domicile employant des machines à eux. C’est l’événement de chaque jour. La masse toujours croissante de capitaux placés dans les machines à coudre, — en 1868, à Leicester, la cordonnerie seule en employait déjà huit cents, — amène des excès de production ; de là encombrement des marchés, oscillations violentes dans les prix des articles, chômage — autant de causes qui forcent les travailleurs à domicile à vendre leurs machines. Les machines mêmes sont construites en telle abondance que leurs fabricants, empressés à trouver un débouché, les louent à la semaine et créent ainsi une concurrence terrible aux ouvriers possesseurs de machines[1]. Ce n’est pas tout ; les perfectionnements continuels et la réduction progressive de prix déprécient sans cesse les machines existantes et n’en permettent l’exploitation profitable qu’entre les mains de capitalistes qui les achètent en masse et à des prix dérisoires.

Enfin, comme dans toute révolution industrielle de ce genre, le remplacement de l’homme par l’engin à vapeur donne le dernier coup. Les obstacles que l’application de la vapeur rencontre à son début, tels que l’ébranlement des machines, leur détérioration trop rapide, la difficulté de régler leur vitesse, etc., sont purement techniques et l’expérience les a bientôt écartés, comme l’on peut s’en convaincre dans le dépôt d’habillements militaires à Pimlico, Londres, dans la fabrique de chemises de MM. Tillie et Henderson à Londonderry, dans la fabrique de vêtements de la maison Tait, à Limerick, où environ douze cents personnes sont employées.

Si la concentration de nombreuses machines-outils dans de grandes manufactures pousse à l’emploi de la vapeur, la concurrence de celle-ci avec la force musculaire de l’homme accélère de son côté le mouvement de concentration des ouvriers et des machines-outils dans de grandes fabriques.

C’est ainsi que l’Angleterre subit à présent, dans la vaste sphère des articles d’habillement et dans la plupart des autres industries, la transformation de la manufacture, du métier et du travail à domicile en régime de fabrique, après que ces vieux modes de production, altérés, décomposés et défigurés sous l’influence de la grande industrie, ont depuis longtemps reproduit et même exagéré ses énormités sans s’approprier ses éléments positifs de développement[2].

La marche de cette révolution industrielle est forcée par l’application des lois de fabrique à toutes les industries employant des femmes, des adolescents et des enfants. La régularisation légale de la journée de travail, le système des relais pour les enfants, leur exclusion au‑dessous d’un certain âge, etc., obligent l’entrepreneur à multiplier le nombre de ses machines[3] et à substituer comme force motrice la vapeur aux muscles[4]. D’autre part, afin de gagner dans l’espace ce qu’on perd dans le temps, on est forcé de grossir les moyens de production collectifs tels que fourneaux, bâtiments, etc., de manière que leur plus grande concentration devient le corollaire obligé d’une agglomération croissante de salariés. En fait, toutes les fois qu’une manufacture est menacée de la loi de fabrique, on s’égosille à démontrer que, pour continuer l’entreprise sur le même pied, il faudrait avoir recours à des avances plus considérables de capital. Quant au travail à domicile et aux ateliers intermédiaires entre lui et la manufacture, leur seule arme, offensive et défensive, dans la guerre de la concurrence, c’est l’exploitation sans bornes des forces de travail à bon marché. Dès que la journée est limitée et le travail des enfants restreint, ils sont donc condamnés à mort.

Le régime de fabrique, surtout après qu’il est soumis à la régularisation légale du travail, réclame comme première condition que le résultat à obtenir se prête à un calcul rigoureux, de telle sorte qu’on puisse compter sur la production d’un quantum donné de marchandises dans un temps donné. Les intervalles de loisir prescrits par la loi supposent en outre que l’intermittence périodique du travail ne porte pas préjudice à l’ouvrage commencé. Cette certitude du résultat et cette faculté d’interruption sont naturellement bien plus faciles à obtenir du travail dans des opérations purement mécaniques que là où des procès chimiques et physiques interviennent, comme dans les poteries, les blanchisseries, les boulangeries, etc., et la plupart des manufactures métalliques.

La routine du travail illimité, du travail de nuit et de la dilapidation sans limites et sans gêne de la vie humaine, a fait considérer le premier obstacle

  1. L. c. p. 84, n. 124.
  2. « Tendency to factory system. » (L. c., p. lxvii.) « Cette industrie tout entière est aujourd’hui en état de transition et subit les mêmes changements qui se sont effectués dans celles des dentelles, des tissus », etc. (L. c., n. 405.) « C’est une révolution complète. » (L. c., p. xlvi, n. 318). La bonneterie était encore, en 1840, un métier manuel. Depuis 1840, il y a été introduit des machines diverses, mues aujourd’hui par la vapeur. La bonneterie anglaise occupait, en 1862, environ cent vingt mille personnes des deux sexes et de tout âge, à partir de trois ans. Dans ce nombre, d’après le Parliamentary Return du 11 février 1862, il n’y en avait que quatre mille soixante-trois sous la surveillance de la loi.
  3. Ainsi, par exemple, dans la poterie : « pour maintenir notre quantité de produits, dit la maison Cochrane de la Britain Pottery, Glasgow, nous avons eu recours à l’emploi en grand de machines qui rendent superflus les ouvriers habiles, et chaque jour nous démontre que nous pouvons produire beaucoup plus qu’avec l’ancienne méthode ». (Reports of Insp. of Fact., 31 oct. 1865, p. 13.) « La foi de fabrique a pour effet de pousser à l’introduction de machines. » (L. c., p. 13, 14.)
  4. Ainsi, après l’établissement de la loi de fabrique dans les poteries, les tours à main ont été en grande partie remplacés par des tours mécaniques.