Page:Marx - Le Capital, Lachâtre, 1872.djvu/200

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tiers) fournit à sa troupe de sept personnes le logement et la table dans sa cabane. Qu’ils appartiennent ou non à sa famille, hommes, garçons, filles dorment dans ce taudis, composé ordinairement de deux chambres, de trois au plus, le tout au rez‑de‑chaussée et avec peu d’ouvertures. Les corps sont si épuisés par leur grande transpiration pendant le jour, que toute précaution pour la santé y est complètement négligée, aussi bien que la propreté et la décence. Un grand nombre de ces bicoques sont de vrais modèles de désordre et de saleté… Le pire côté de ce système, c’est que les jeunes filles qu’il emploie à ce genre de travail sont dès leur enfance et pour toute leur vie associées à la canaille la plus abjecte. Elles deviennent de vrais gamins grossiers et mal embouchés (rough, foulmouthed boys), avant que la nature leur ait appris qu’elles sont femmes. Vêtues de quelques sales haillons, les jambes nues jusqu’au‑dessus du genou, le visage et les cheveux couverts de boue, elles en arrivent à rejeter avec dédain tout sentiment de modestie et de pudeur. Pendant les repas, elles restent étendues de leur long sur le sol ou regardent les garçons qui se baignent dans un canal voisin. Leur rude labeur de la journée une fois terminé, elles s’habillent plus proprement et accompagnent les hommes dans les cabarets. Quoi d’étonnant que l’ivrognerie règne au plus haut degré dans ce milieu ? Le pis, c’est que les briquetiers désespèrent d’eux-mêmes. Vous feriez tout aussi bien, disait un des meilleurs d’entre eux au chapelain de Southallfields, de tenter de relever et d’améliorer le diable qu’un briquetier (You might as well try raise and improve the devil as a brickle, sir.)[1]. »

On trouve dans le « IVe Rapport sur la santé publique » (1861) et dans le VIe (1864) les renseignements officiels les plus détaillés, sur la manière dont le capital économise les conditions du travail dans la manufacture moderne, laquelle comprend, excepté les fabriques proprement dites, tous les ateliers établis sur une grande échelle. La description des ateliers, surtout de ceux des imprimeurs et des tailleurs de Londres, dépasse de beaucoup tout ce que les romanciers ont pu imaginer de plus révoltant. Leur influence sur la santé des ouvriers se comprend d’elle-même. Le docteur Simon, l’employé médical supérieur du Privy Council, et l’éditeur officiel des « Rapports sur la santé publique », dit : « J’ai montré dans mon quatrième rapport (1863) comment il est pratiquement impossible aux travailleurs de faire valoir ce qu’on peut appeler leur droit à la santé, c’est‑à‑dire d’obtenir que, quel que soit l’ouvrage pour lequel on les rassemble, l’entrepreneur débarrasse leur travail, autant que cela est en lui, de toutes les conditions insalubres qui peuvent être évitées. J’ai démontré que les travailleurs, pratiquement incapables de se procurer par eux-mêmes cette justice sanitaire, n’ont aucune aide efficace à attendre des administrateurs de la police sanitaire… La vie de myriades d’ouvriers et d’ouvrières est aujourd’hui inutilement torturée et abrégée par les souffrances physiques interminables qu’engendre seul leur mode d’occupation[2]. » Pour démontrer ad oculos l’influence qu’exerce l’atelier sur la santé des ouvriers, le docteur Simon présente la liste de mortalité qui suit :

Nombre de personnes de tout âge employées dans les industries ci-contre Industries comparées sous le rapport de la santé Chiffre de mortalité sur 100 000 hommes dans ces industries
de 25 à 35 ans de 35 à 45 ans de 45 à 55 ans
958,265 Agriculture en Angleterre et le comté de Galles. 743 805 1145
22,301 hom.
12,379 fem.
Tailleurs de Londres. 958 1262 2093
13,803 Imprimeurs de Londres. 894 1747 2367[3]

D. Le travail moderne à domicile.

Examinons maintenant le prétendu travail à domicile. Pour se faire une idée de cette sphère d’exploitation capitaliste qui forme l’arrière‑train de la grande industrie, il suffit de jeter un coup d’œil sur un genre de travail presque idyllique en apparence, celui de la clouterie, tel qu’il se pratique en Angleterre, dans quelques villages reculés[4]. Les exemples que nous allons citer sont empruntés à ces branches de la fabrication de la dentelle et de la paille tressée où l’on n’emploie pas encore les machines, ou bien qui sont en concurrence avec des fabriques mécaniques et des manufactures.

Des 150 000 personnes qu’occupe en Angleterre la production des dentelles, 10 000 environ sont soumises à l’acte de fabrique de 1861. L’immense majorité des 140 000 qui restent se compose de femmes, d’adolescents et d’enfants des deux sexes, bien que le sexe masculin n’y soit que faiblement représenté. L’état de santé de ce matériel d’exploitation à bon marché est dépeint dans le tableau suivant du docteur Trueman, médecin du dispensaire général de Nottingham. Sur 686 dentellières, âgées pour la plupart de dix-sept à vingt-quatre ans, le nombre des phtisiques était :

1852 1 sur 45 1855 1 sur 18 1858 1 sur 15
1853 1 sur 28 1856 1 sur 15 1859 1 sur 9
1854 1 sur 17 1857 1 sur 13 1860 1 sur 8
1861 1 sur 8[5]

Ce progrès dans la marche de la phtisie doit

  1. « Child. Empl. Comm. v Report. 1866 », xvi, n. 86-97 et p. 130, n. 39-71. V. aussi ibid. iii Rep. 1864, p. 48, 56.
  2. « Public Health, » vi Report. Lon., 1864, p. 31.
  3. L. c., p. 30. Le Dr Simon fait remarquer que la mortalité des tailleurs et imprimeurs de Londres de vingt-cinq à trente-cinq ans est en réalité beaucoup plus grande, parce que ceux qui les emploient font venir de la campagne un grand nombre de jeunes gens jusqu’à l’âge d’environ 30 ans, à titre d’apprentis et « d’improvers » (les gens qui veulent se perfectionner dans leur métier). Ces derniers figurent dans le recensement comme étant de Londres et grossissent le nombre de têtes sur lequel se calcule le taux de la mortalité dans cette ville, sans contribuer proportionnellement au nombre des cas de mort qu’on y constate. La plupart d’entre eux retournent à la campagne, principalement quand ils sont atteints de maladies graves.
  4. Il s’agit de clous faits au marteau et non de ceux qui sont fabriqués à la machine. V. « Child. Empl. iii, Report. », p. xi, p. xix, n. 125-130, p. 53, n. 11, p. 114, n. 487, p. 137, n. 674.
  5. « Child. Empl. Comm. ii, Report. », p. xxii, n. 166.