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chines dans le milieu bourgeois, n’existent pas parce qu’ils proviennent non de la machine, mais de son exploitation capitaliste !

Donc, parce que la machine, triomphe de l’homme sur les forces naturelles, devient entre les mains capitalistes l’instrument de l’asservissement de l’homme à ces mêmes forces ; parce que, moyen infaillible pour raccourcir le travail quotidien, elle le prolonge entre les mains capitalistes ; parce que, baguette magique pour augmenter la richesse du producteur, elle l’appauvrit entre les mains capitalistes, parce que… l’économiste bourgeois déclare imperturbablement que toutes ces contradictions criantes ne sont que fausses apparences et vaines chimères et que dans la réalité, et pour cette raison dans la théorie, elles n’existent pas.

Certes, ils ne nient pas les inconvénients temporaires, mais quelle médaille n’a pas son revers ! Et pour eux l’emploi capitaliste des machines en est le seul emploi possible. L’exploitation du travailleur par la machine c’est la même chose que l’exploitation des machines par le travailleur. Qui expose les réalités de l’emploi capitaliste des machines, s’oppose donc à leur emploi et au progrès social[1]. Ce raisonnement ne rappelle‑t‑il pas le plaidoyer de Bill Sykes, l’illustre coupe-jarret ?

« Messieurs les jurés, dit‑il, la gorge d’un commis‑voyageur a sans doute été coupée. Le fait existe, mais ce n’est pas ma faute, c’est celle du couteau. Et voulez‑vous supprimer le couteau à cause de ces inconvénients temporaires ? Réfléchissez‑y. Le couteau est un des instruments les plus utiles dans les métiers et l’agriculture, aussi salutaire en chirurgie que savant en anatomie et joyeux compagnon dans les soupers. En condamnant le couteau vous allez nous replonger en pleine sauvagerie[2] ! »

Quoiqu’elle supprime plus ou moins d’ouvriers dans les métiers et les manufactures où elle vient d’être introduite, la machine peut néanmoins occasionner un surcroît d’emploi dans d’autres branches de production, mais cet effet n’a rien de commun avec la soi‑disant théorie de compensation.

Tout produit mécanique, un mètre de tissu exécuté au métier à vapeur, par exemple, étant meilleur marché que le produit manuel auquel il fait concurrence, nous obtenons évidemment cette loi :

Si la quantité totale d’un article, produit mécaniquement, reste égale à celle de l’article manuel qu’il remplace, alors la somme totale du travail employé diminue. Si non, l’ouvrage mécanique coûterait autant, si ce n’est davantage, que l’ouvrage manuel.

Mais, en fait, la somme des articles fabriqués, au moyen des machines, par un nombre d’ouvriers réduit, dépasse de beaucoup la somme des articles du même genre fournis auparavant par le métier ou la manufacture. Mettons que 1 000 000 de mètres de tissu à la main soient remplacés par 4 000 000 de mètres de tissu à la mécanique. Ceux-ci contiennent quatre fois plus de matière première, de laine par exemple, que ceux-là. Il faut donc quadrupler la production de la laine. Quant aux moyens de travail proprement dits que le tissage mécanique consomme, tels que machines, bâtisses, charbon, etc., le travail employé dans leur production va s’accroître suivant que s’accroît la différence entre la masse du tissu mécanique et celle du tissu manuel qu’un ouvrier peut livrer en moyenne dans le même temps. Néanmoins, quel que soit ce surcroît de travail, il doit toujours rester moindre que le décroissement de travail effectué par l’usage de la machine.

À mesure donc que l’emploi de machines s’étend dans une industrie, il faut que d’autres industries d’où elle tire ses matières premières, etc., augmentent leurs produits. Dans quelle proportion vont‑elles alors augmenter le nombre de leurs ouvriers ? Au lieu de l’augmenter, elles n’augmentent peut-être que l’intensité et la durée du travail. Mais celles-ci étant données, tout dépendra de la composition du capital employé, c’est‑à‑dire de la proportion de sa partie variable avec sa partie constante. Sa partie variable sera relativement d’autant plus petite, que le machinisme s’est emparé davantage des industries qui produisent les matières premières, etc.

Avec le progrès de la production mécanique en Angleterre, le nombre de gens condamnés aux mines de houille et de métal s’élève énormément. D’après le recensement de 1861, il y avait : 46 613 mineurs, dont 73 545 au‑dessous et 173 067 au‑dessus de vingt ans. Parmi les premiers étaient 835 de cinq à dix, 30 701 de dix à quinze, 42 010 de quinze à dix-neuf ans. Le nombre des ouvriers employés dans les mines de fer, de cuivre, de plomb, de zinc et autres métaux s’élevait à 319, 222[3].

Les machines font éclore une nouvelle espèce d’ouvriers exclusivement vouée à leur construction. En Angleterre elle comptait en 1861 à peu près 70, 000 personnes[4]. Nous savons déjà que le machinisme s’empare de cette branche d’industrie sur une échelle de plus en plus étendue. Quant aux matières premières[5], il n’y a pas le moindre doute que la marche triomphante des filatures de coton a donné une impulsion immense à la culture du coton dans les États‑Unis, stimulant à la fois la traite des nègres en Afrique et leur élève dans les Border Slaves States[6]. En 1790, lorsque l’on fit aux États‑Unis le premier recensement des esclaves, leur nombre atteignit le chiffre de 697 000 ;

  1. « S’il est avantageux de développer de plus en plus l’habileté de l’ouvrier de manière à le rendre capable de produire un quantum de marchandises toujours croissant avec un quantum de travail égal ou inférieur, il doit être également avantageux que l’ouvrier se serve des moyens mécaniques qui l’aident avec le plus d’efficacité à atteindre ce résultat. » (Mac Culloch, Princ. of Pol. Econ., Lond., 1830, p. 166.)
  2. « L’auteur de la machine à filer le coton a ruiné l’Inde, ce qui nous touche peu. » A. Thiers : De la Propriété. L’éminent homme d’État confond la machine à filer avec la machine à tisser, ce qui d’ailleurs nous touche peu.
  3. Census of 1861, vol. II, Lond., 1863.
  4. Il y avait 3329 ingénieurs civils.
  5. Comme le fer est une des matières premières les plus importantes, remarquons que l’Angleterre (y compris le pays de Galles) occupait en 1861 : 125 771 fondeurs, dont 123 430 hommes et 2 341 femmes. Parmi les premiers 30 810 avaient moins et 92 620 plus de vingt ans.
  6. On appela Border Slaves States les États esclavagistes intermédiaires entre les États du Nord et ceux du Sud auxquels ils vendaient des nègres élevés pour l’exportation comme du bétail.