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dirigées le moindre résultat d’une augmentation de la vigilance, etc., des ouvriers[1] ». Cette assertion réfutée par les faits. M. R. Gardner fit travailler dans ses deux grandes fabriques à Preston, à partir du 20 avril 1844, onze heures au lieu de douze par jour. L’expérience d’un an environ, démontra que « le même quantum de produit était obtenu aux mêmes frais et qu’en onze heures les ouvriers ne gagnaient pas un salaire moindre qu’auparavant en douze heures[2] ». Je ne mentionne pas les expériences faites dans les salles de filage et de cardage, attendu que la vitesse des machines y avait été augmentée de deux pour cent. Dans le département du tissage au contraire, où l’on fabriquait diverses sortes d’articles de fantaisie et à ramage, les conditions matérielles de la production n’avaient subi aucun changement. Le résultat fut celui-ci : « Du 6 janvier au 20 avril 1844, la journée de travail étant de douze heures, chaque ouvrier reçut par semaine un salaire moyen 10 sh. 1/2, et du 20 avril au 29 juin, la journée de travail étant de onze heures, un salaire moyen 10 sh. 3 1/2 d. par semaine[3]. » En onze heures il fut donc produit plus qu’auparavant en douze, et cela était dû exclusivement à l’activité plus soutenue et plus uniforme des ouvriers ainsi qu’à l’économie de leur temps. Tandis qu’ils obtenaient le même salaire et gagnaient une heure de liberté, le capitaliste de son côté obtenait la même masse de produits et une économie d’une heure sur sa consommation de gaz, de charbon, etc. Des expériences semblables furent faites avec le même succès dans les fabriques de MM. Horrocks et Jacson[4].

Dès que la loi abrège la journée de travail, la machine se transforme aussitôt entre les mains du capitaliste en moyen systématique d’extorquer à chaque moment plus de labeur. Mais pour que le machinisme exerce cette pression supérieure sur ses servants humains, il faut le perfectionner, sans compter que le raccourcissement de la journée force le capitaliste à tendre tous les ressorts de la production et à en économiser les frais.

En perfectionnant l’engin à vapeur on réussit à augmenter le nombre de ses coups de piston par minute et, grâce à une savante économie de force, à chasser par un moteur du même volume un mécanisme plus considérable sans augmenter cependant la consommation du charbon. En diminuant le frottement des organes de transmission, en réduisant le diamètre et le poids des grands et petits arbres moteurs, des roues, des tambours, etc., à un minimum toujours décroissant, on arrive à faire transmettre avec plus de rapidité la force d’impulsion accrue du moteur à toutes les branches du mécanisme d’opération. Ce mécanisme lui-même est amélioré. Les dimensions des machines-outils sont réduites tandis que leur mobilité et leur efficacité sont augmentées, comme dans le métier à tisser moderne ; ou bien leurs charpentes sont agrandies avec la dimension et le nombre des outils qu’elles mènent, comme dans la machine à filer. Enfin ces outils subissent d’incessantes modifications de détail comme celles qui, il y a environ quinze ans, accrurent d’un cinquième la vélocité des broches de la mule automatique.

La réduction de la journée de travail à douze heures date en Angleterre de 1833. Or, un fabricant anglais déclarait déjà en 1836 : « Comparé à celui d’autrefois le travail à exécuter dans les fabriques est aujourd’hui considérablement accru, par suite de l’attention et de l’activité supérieures que la vitesse très augmentée des machines exige du travailleur[5]. » En 1844 Lord Ashley, aujourd’hui comte Shaftesbury, dans son discours sur le bill de dix heures, communiqua a la Chambre des communes les faits suivants :

« Le travail des ouvriers employés dans les opérations de fabrique est aujourd’hui trois fois aussi grand qu’il l’était au moment où ce genre d’opérations a été établi. Le système mécanique a sans aucun doute accompli une œuvre qui demanderait les tendons et les muscles de plusieurs millions d’hommes ; mais il a aussi prodigieusement (prodigiously) augmenté le travail de ceux qui sont soumis à son mouvement terrible. Le travail qui consiste à suivre une paire de mules, aller et retour, pendant douze heures, pour filer des filés n[o 40, exigeait en 1815 un parcours de 8 milles ; en 1832 la distance à parcourir était de 20 milles et souvent plus considérable[6]. En 1825 le fileur avait à faire dans l’espace de douze heures 820 stretches pour chaque mule ce qui pour la paire donnait une somme de 1640. En 1832 il en faisait 2, 200 pour chaque mule ou 4, 400 par jour ; en 1844, 2, 400 pour chaque mule, ensemble 4, 800 ; et dans quelques cas la somme de travail (amount of labour) exigé est encore plus considérable. En estimant les fatigues d’une journée de travail il faut encore prendre en considération la nécessité de retourner quatre ou cinq mille fois le corps dans une direction opposée[7] aussi bien que les efforts continuels d’inclinaison et d’érection… J’ai ici dans les mains un autre document daté de 1842, qui prouve que le travail augmente progressivement, non seulement parce que la distance à parcourir est plus grande, mais parce que la quantité des marchandises produites s’accroît tandis qu’on diminue en proportion le nombre des bras, et que le coton filé est de qualité inférieure, ce qui

  1. « Reports of Insp. of Fact. for 1844 and the quarter ending 30 th. april 1845 » p. 20, 21.
  2. L. c., p. 19. Comme chaque mètre fourni était payé aux ouvriers au même taux qu’auparavant, le montant de leur salaire hebdomadaire dépendait du nombre de mètres tissés.
  3. L. c. p. 20.
  4. L’élément moral joua un grand rôle dans ces expériences. « Nous travaillons avec plus d’entrain », dirent les ouvriers à l’inspecteur de la fabrique, « nous avons devant nous la perspective de partir de meilleure heure et une joyeuse ardeur au travail anime la fabrique depuis le plus jeune jusqu’au plus vieux, de sorte que nous pouvons nous aider considérablement les uns les autres. » l. c.
  5. John Fielden, l. c., p. 32.
  6. Les mules que l’ouvrier doit suivre avancent et reculent alternativement ; quand elles avancent, les écheveaux sont étirés en fils allongés. Le rattacheur doit saisir le moment où le chariot est proche du porte-système pour rattacher des filés cassés ou casser des filés mal venus. Les calculs cités par Lord Ashley étaient faits par un mathématicien qu’il avait envoyé à Manchester dans ce but.
  7. Il s’agit d’un fileur qui travaille à la fois à deux mules se faisant vis-à-vis.