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Nous avons vu qu’une charrue à vapeur, dont les dépenses s’élèvent à trois pence ou un quart de shilling par heure, fait autant de besogne que soixante-six laboureurs coûtant quinze shillings par heure. Il est important ici de faire disparaître un malentendu assez commun. Ces quinze shillings ne sont pas l’expression monétaire de tout le travail dépensé dans une heure par les soixante-six hommes. Si le rapport de leur surtravail à leur travail nécessaire est de cent pour cent, les soixante-six laboureurs ajoutent au produit par leur heure collective soixante-six heures de travail ou une valeur de trente shillings dont leur salaire ne forme que la moitié. Or, ce n’est pas leur salaire que la machine remplace, mais leur travail.

En supposant donc que trois mille livres sterling soient le prix ou de cent soixante ouvriers ou de la machine qui les déplace, cette somme d’argent, par rapport à la machine, exprime tout le travail — travail nécessaire et surtravail — réalisé en elle, tandis que par rapport aux ouvriers elle n’exprime que la partie payée de leur travail. Une machine aussi chère que la force du travail qu’elle remplace, coûte donc toujours moins de travail qu’elle n’en remplace[1].

Considéré exclusivement comme moyen de rendre le produit meilleur marché, l’emploi des machines rencontre une limite. Le travail dépensé dans leur production doit être moindre que le travail supplanté par leur usage. Pour le capitaliste cependant cette limite est plus étroite. Comme il ne paye pas le travail mais la force de travail qu’il emploie ; il est dirigé dans ses calculs par la différence de valeur entre les machines et les forces de travail qu’elles peuvent déplacer. La division de la journée en travail nécessaire et surtravail diffère, non seulement en divers pays, mais aussi dans le même pays à diverses périodes, et dans la même période en diverses branches d’industrie. En outre, le salaire réel du travailleur monte tantôt au‑dessus, et descend tantôt au‑dessous de la valeur de sa force. De toutes ces circonstances, il résulte que la différence entre le prix d’une machine et celui de la force de travail peut varier beaucoup, lors même que la différence entre le travail nécessaire à la production de la machine, et la somme de travail qu’elle remplace reste constante. Mais c’est la première différence seule qui détermine le prix de revient pour le capitaliste, et dont la concurrence le force à tenir compte. Aussi voit‑on aujourd’hui des machines inventées en Angleterre qui ne trouvent leur emploi que dans l’Amérique du Nord. Pour la même raison, l’Allemagne aux xvie et xviie siècles, inventait des machines dont la Hollande seule se servait ; et mainte invention française du xviiie siècle n’était exploitée que par l’Angleterre.

En tout pays d’ancienne civilisation, l’emploi des machines dans quelques branches d’industrie produit dans d’autres une telle surabondance de travail (redundancy of labour, dit Ricardo), que la baisse du salaire au-­dessous de la valeur de la force de travail, met ici obstacle à leur usage et le rend superflu, souvent même impossible au point de vue du capital, dont le gain provient en effet de la diminution, non du travail qu’il emploie, mais du travail qu’il paye.

Pendant les dernières années, le travail des enfants a été considérablement diminué, et même çà et là presque supprimé, dans quelques branches de la manufacture de laine anglaise. Pourquoi ?

L’acte de fabrique forçait d’employer une double série d’enfants dont l’une travaillait six heures, l’autre quatre, ou chacune cinq heures seulement. Or, les parents ne voulurent point vendre les demi-temps (half times) meilleur marché que les temps entiers (full times). Dès lors les demi‑temps furent remplacés par une machine[2]. Avant l’interdiction du travail des femmes et des enfants (au‑dessous de dix ans) dans les mines, le capital trouvait la méthode de descendre dans les puits des femmes, des jeunes filles et des hommes nus liés ensemble, tellement d’accord avec son code de morale et surtout avec son grand­-livre que ce n’est qu’après l’interdiction qu’il eut recours à la machine et supprima ces mariages capitalistes. Les Yankees ont inventé des machines pour casser et broyer les pierres. Les Anglais ne les emploient pas parce que le « misérable » (« wretch », tel est le nom que donne l’économie politique anglaise à l’ouvrier agricole) qui exécute ce travail reçoit une si faible partie de ce qui lui est dû, que l’emploi de la machine enchérirait le produit pour le capitaliste[3]. En Angleterre, on se sert encore, le long des canaux, de femmes au lieu de chevaux pour le halage[4], parce que les frais des chevaux et des machines sont des quantités données mathématiquement, tandis que ceux des femmes rejetées dans la lie de la population, échappent à tout calcul. Aussi c’est en Angleterre, le pays des machines, que la force humaine est prodiguée pour des bagatelles avec le plus de cynisme.

III

Réaction immédiate de l’industrie mécanique sur le travailleur

Il a été démontré que le point de départ de la grande industrie est le moyen de travail qui une fois révolutionné revêt sa forme la plus développée

  1. « Ces agents muets (les machines) sont toujours le produit d’un travail beaucoup moindre que celui qu’ils déplacent, lors même qu’ils sont de la même valeur monétaire. » (Ricardo, l. c., p. 40.)
  2. « Ce n’est que par nécessité que les maîtres retiennent deux séries d’enfants au-dessous de treize ans… En fait, une classe de manufacturiers, les filateurs de laine, emploient rarement des enfants au-dessous de treize ans, c’est-à-dire des demi-temps. Ils ont introduit des machines nouvelles et perfectionnées de diverses espèces, qui leur permettent de s’en passer. Pour donner un exemple de cette diminution dans le nombre des enfants, je mentionnerai un procès de travail dans lequel, grâce à l’addition aux machines existantes d’un appareil appelé piercing machine, le travail de six ou de quatre demi-temps, suivant la particularité de chaque machine, peut être exécuté par une jeune personne (au-dessus de treize ans)… C’est le système des demi-temps qui a suggéré l’invention de la piercing machine. » (Reports of Insp. of Fact. for oct. 1858.)
  3. « Il arrive souvent que la machine ne peut être employée à moins que le travail (il veut dire le salaire) ne s’élève. » (Ricardo l. c., p. 479.)
  4. Voy. : Report of the Social Science Congress at Edinburgh. October 1863.