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nes-outils différentes mais combinées les unes avec les autres. La coopération par division du travail qui caractérise la manufacture, reparaît ici comme combinaison de machines d’opération parcellaires. Les outils spéciaux des différents ouvriers dans une manufacture de laine par exemple, ceux du batteur, du cardeur, du tordeur, du fileur, etc., se transforment en autant de machines-outils spéciales dont chacune forme un organe particulier dans le système du mécanisme combiné. La manufacture elle-même fournit au système mécanique, dans les branches où il est d’abord introduit, l’ébauche de la division et, par conséquent, de l’organisation du procès productif[1]. Cependant une différence essentielle se manifeste immédiatement. Dans la manufacture, chaque procès partiel doit pouvoir être exécuté comme opération manuelle par des ouvriers travaillant isolément ou en groupes avec leurs outils. Si l’ouvrier est ici approprié à une opération, l’opération est déjà d’avance accommodée à l’ouvrier. Ce principe subjectif de la division n’existe plus dans la production mécanique. Il devient objectif, c’est-à-dire émancipé des facultés individuelles de l’ouvrier ; le procès total est considéré en lui-même, analysé dans ses principes constituants et ses différentes phases, et le problème qui consiste à exécuter chaque procès partiel et à relier les divers procès partiels entre eux, est résolu au moyen de la mécanique, de la chimie, etc[2]., ce qui n’empêche pas naturellement que la conception théorique ne doive être perfectionnée par une expérience pratique accumulée sur une grande échelle. Chaque machine partielle fournit à celle qui la suit sa matière première, et, comme toutes fonctionnent en même temps et de concert, le produit se trouve ainsi constamment aux divers degrés de sa fabrication et dans la transition d’une phase à l’autre. De même que dans la manufacture, la coopération immédiate des ouvriers parcellaires crée certains nombres proportionnels déterminés entre les différents groupes, de même dans le système de machines l’occupation continuelle des machines partielles les unes par les autres crée un rapport déterminé entre leur nombre, leur dimension et leur célérité. La machine d’opération combinée, qui forme maintenant un système articulé de différentes machines-outils et de leurs groupes, est d’autant plus parfaite que son mouvement d’ensemble est plus continu, c’est-à-dire que la matière première passe avec moins d’interruption de sa première phase à sa dernière, d’autant plus donc que le mécanisme et non la main de l’homme lui fait parcourir ce chemin. Donc si le principe de la manufacture est l’isolement des procès particuliers par la division du travail, celui de la fabrique est au contraire la continuité non interrompue de ces mêmes procès.

Qu’il se fonde sur la simple coopération de machines-outils homogènes, comme dans le tissage, ou sur une combinaison de machines différentes, comme dans la filature, un système de machinisme forme par lui-même un grand automate, dès qu’il est mis en mouvement par un premier moteur qui se meut lui-même. Le système entier peut cependant recevoir son impulsion d’une machine à vapeur, quoique certaines machines-outils aient encore besoin de l’ouvrier pour mainte opération. C’est ce qui avait lieu dans la filature pour certains mouvements exécutés aujourd’hui par la mule automatique, et dans les ateliers de construction où certaines parties des machines-outils avaient besoin d’être dirigées comme de simples outils par l’ouvrier, avant la transformation du slide rest en facteur-automate. Dès que la machine-outil exécute tous les mouvements nécessaires au façonnement de la matière première sans le secours de l’homme et ne le réclame qu’après coup, dès lors il y a un véritable système automatique, susceptible cependant de constantes améliorations de détail. C’est ainsi que l’appareil qui fait arrêter le laminoir (drawing frame) de lui-même, dès qu’un fil se casse, et le self-acting stop qui arrête le métier à tisser à vapeur dès que la duite s’échappe de la bobine de la navette, sont des inventions tout à fait modernes. La fabrique de papier moderne peut servir d’exemple aussi bien pour la continuité de la production que pour la mise en œuvre du principe automatique. En général, la production du papier permet d’étudier avantageusement et en détail la différence des modes productifs basée sur la différence des moyens de produire, de même que le rapport entre les conditions sociales de la production et ses procédés techniques. En effet, la vieille fabrication allemande du papier nous fournit un modèle de la production de métier, la Hollande, au dix-huitième siècle, et la France au dix-huitième siècle nous mettent sous les yeux la manufacture proprement dite, et l’Angleterre d’aujourd’hui la fabrication automatique ; on trouve encore dans l’Inde et dans la Chine différentes formes primitives de cette industrie.

Le système des machines-outils automatiques recevant leur mouvement par transmission d’un automate central, est la forme la plus développée du machinisme productif. La machine isolée a été

  1. Avant l’époque de la grande industrie, la manufacture de laine était prédominante en Angleterre. C’est elle qui, pendant la première moitié du dix-huitième siècle, donna lieu à la plupart des essais et des expérimentations. Les expériences faites sur la laine profitèrent au coton, dont le maniement mécanique exige des préparations moins pénibles, de même que plus tard et inversement le tissage et le filage mécaniques du coton servirent de base à l’industrie mécanique de la laine. Quelques opérations isolées de la manufacture de laine, par exemple le cardage n’ont été incorporées que depuis peu au système de fabrique. « L’application de la mécanique au cardage de la laine… pratiquée sur une grande échelle depuis l’introduction de la machine à carder, celle de Lister spécialement, a eu indubitablement pour effet de mettre hors de travail un grand nombre d’ouvriers. Auparavant la laine était cardée à la main, le plus souvent dans l’habitation du cardeur. Elle est maintenant cardée dans la fabrique, et le travail à la main est supprimé, excepté dans quelques genres d’ouvrages particuliers où la laine cardée à la main est encore préférée. Nombre de cardeurs à la main trouvent de l’emploi dans les fabriques ; mais leurs produits sont si peu de chose comparativement à ceux que fournit la machine, qu’il ne peut plus être question d’employer ces ouvriers en grande proportion. » (Rep. of Insp. of Fact, for 31 st. Oct. 1856, p. 16.)
  2. « Le principe du système automatique est donc… de remplacer la division du travail parmi les artisans, par l’analyse du procédé dans ses principes constituants. » (Ure, l. c., t. I, p. 30.)