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tant et rapprochant les bras d’un soufflet, en broyant des substances dans un mortier, etc. Là aussi l’ouvrier commence à être remplacé comme force motrice par des animaux, le vent, l’eau[1]. Beaucoup de ces instruments se transforment en machines longtemps avant et pendant la période manufacturière sans cependant révolutionner le mode de production. Dans l’époque de la grande industrie, il devient évident qu’ils sont des machines en germe, même sous leur forme primitive d’outils manuels.

Les pompes, par exemple, avec lesquelles les Hollandais mirent à sec le lac de Harlem en 1836‑37, étaient construites sur le principe des pompes ordinaires, sauf que leurs pistons étaient soulevés par d’énormes machines à vapeur au lieu de l’être à force de bras. En Angleterre, le soufflet ordinaire et très imparfait du forgeron est assez souvent transformé en pompe à air ; il suffit pour cela de mettre son bras en communication avec une machine à vapeur. La machine à vapeur elle-même, telle qu’elle exista, pendant la période manufacturière, à partir de son invention vers la fin du dix-huitième siècle[2] jusqu’au commencement de 1780, n’amena aucune révolution dans l’industrie. Ce fut au contraire la création des machines-outils qui rendit nécessaire la machine à vapeur révolutionnée. Dès que l’homme, au lieu d’agir avec l’outil sur l’objet de travail, n’agit plus que comme moteur d’une machine-outil, l’eau, le vent, la vapeur peuvent le remplacer, et le déguisement de la force motrice sous des muscles humains devient purement accidentel. Il va sans dire qu’un changement de ce genre exige souvent de grandes modifications techniques dans le mécanisme construit primitivement pour la force humaine. De nos jours toutes les machines qui doivent faire leur chemin, telles que machines à coudre, machines à pétrir, etc., et dont le but n’exige pas de grandes dimensions, sont construites de double façon, selon que l’homme ou une force mécanique est destiné à les mouvoir.

La machine, point de départ de la révolution industrielle, remplace donc le travailleur qui manie un outil par un mécanisme qui opère à la fois avec plusieurs outils semblables, et reçoit son impulsion d’une force unique, quelle qu’en soit la forme[3]. Une telle machine-outil n’est cependant que l’élément simple de la production mécanique.

Pour développer les dimensions de la machine d’opération et le nombre de ses outils, il faut un moteur plus puissant, et pour vaincre la force d’inertie du moteur, il faut une force d’impulsion supérieure à celle de l’homme, sans compter que l’homme est un agent très imparfait dans la production d’un mouvement continu et uniforme. Dès que l’outil est remplacé par une machine mue par l’homme, il devient bientôt nécessaire de remplacer l’homme dans le rôle de moteur par d’autres forces naturelles.

De toutes les forces motrices qu’avait léguées la période manufacturière, le cheval était la pire ; le cheval a, comme on dit, sa tête, son usage est dispendieux et ne peut trouver place dans les fabriques que d’une manière restreinte[4]. Néanmoins, la force‑cheval fut employée fréquemment dans les débuts de la grande industrie, ainsi qu’en témoignent les lamentations des agronomes de cette époque et l’expression « force de cheval » usitée encore aujourd’hui pour désigner la force mécanique. Le vent était trop inconstant et trop difficile à contrôler ; d’ailleurs l’emploi de l’eau comme force motrice, même pendant la période manufacturière, prédominait en Angleterre, ce pays natal de la grande industrie. On avait essayé au dix-huitième siècle de mettre en mouvement, au moyen d’une seule roue hydraulique, deux meules et deux tournants. Mais le mécanisme de transmission devenu trop pesant rendit la force motrice de l’eau insuffisante, et ce fut là une des circonstances qui conduisirent à l’étude plus approfondie des lois du frottement. L’action inégale de la force motrice dans les moulins mus par percussion et traction conduisit d’autre part à la théorie[5] et à l’emploi du volant qui joue plus tard un rôle si important dans la grande industrie dont les premiers éléments

    bœuf qui bat le grain. » Les très pieux et très chrétiens seigneurs germains, pour se conformer aux préceptes bibliques, mettaient un grand carcan circulaire en bois autour du cou du serf employé à moudre, pour l’empêcher de porter la farine à sa bouche avec la main.

  1. Le manque de cours d’eau vive et la surabondance d’eaux stagnantes forcèrent les Hollandais à user le vent comme force motrice. Ils empruntèrent le moulin à vent à l’Allemagne, où cette invention avait provoqué une belle brouille entre la noblesse, la prêtraille et l’empereur, pour savoir à qui des trois le vent appartenait. L’air asservit l’homme, disait-on en Allemagne, tandis que le vent constituait la liberté de la Hollande et rendait le Hollandais propriétaire de son sol. En 1836, on fut encore obligé d’avoir recours à douze mille moulins à vent d’une force de six mille chevaux, pour empêcher les deux tiers du pays de revenir à l’état marécageux.
  2. Elle fut, il est vrai, très améliorée par Watt, au moyen de la machine à vapeur dite à simple effet ; mais sous cette dernière forme elle resta toujours simple machine à soulever l’eau.
  3. « La réunion de tous ces instruments simples, mis en mouvement par un moteur unique, forme une machine. » (Babbage, l. c.)
  4. Dans un mémoire « sur les forces employées en agriculture » lu en janvier 1861 dans la Society of Arts, M. John C. Morton dit : « Toute amélioration qui a pour résultat de niveler et de rendre uniforme le sol, facilite l’emploi de la machine à vapeur pour la production de simple force mécanique… On ne peut se passer du cheval là où des haies tortueuses et d’autres obstacles empêchent l’action uniforme. Ces obstacles disparaissent chaque jour de plus en plus, Dans les opérations qui exigent plus de volonté que de force, la seule force qui puisse être employée est celle que dirige de minute en minute l’esprit de l’homme, c’est-à-dire la force humaine. » M. Morton ramène ensuite la force-vapeur, la force-cheval et la force humaine à l’unité de mesure employée ordinairement pour les machines à vapeur, autrement dit à la force capable d’élever 33 000 livres à la hauteur d’un pied dans une minute ; et calcule que les frais du cheval-vapeur appliqué à la machine, sont de 3 d. par heure, ceux du cheval de 5 1/2 d. En outre, le cheval, si on veut l’entretenir en bonne santé, ne peut travailler que 8 heures par jour. Sur un terrain cultivé la force-vapeur permet d’économiser pendant toute l’année au moins trois chevaux sur sept, et ses frais ne s’élèvent qu’à ce que les chevaux remplacés coûtent pendant les trois ou quatre mois où ils font leur besogne. Enfin, dans les opérations agricoles où elle peut être employée, la vapeur fonctionne beaucoup mieux que le cheval. Pour faire l’ouvrage de la machine à vapeur, il faudrait 66 hommes à 15 sh. par heure, et pour faire celui des chevaux 32 hommes à 8 sh. par heure.
  5. Faulhebr 1625, De Cous 1688.