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portait écrit sur son front qu’il était la propriété de Jéhovah, de même l’ouvrier de manufacture est marqué comme au fer rouge du sceau de la division du travail qui le revendique comme propriété du capital.

Les connaissances, l’intelligence et la volonté que le paysan et l’artisan indépendants déploient, sur une petite échelle, à peu près comme le sauvage pratique tout l’art de la guerre sous forme de ruse personnelle, ne sont désormais requises que pour l’ensemble de l’atelier. Les puissances intellectuelles de la production se développent d’un seul côté parce qu’elles disparaissent sur tous les autres. Ce que les ouvriers parcellaires perdent, se concentre en face d’eux dans le capital[1]. La division manufacturière leur oppose les puissances intellectuelles de la production comme la propriété d’autrui et comme pouvoir qui les domine. Cette scission commence à poindre dans la coopération simple où le capitaliste représente vis-à-vis du travailleur isolé l’unité et la volonté du travailleur collectif ; elle se développe dans la manufacture qui mutile le travailleur au point de le réduire à une parcelle de lui-même ; elle s’achève enfin dans la grande industrie qui fait de la science une force productive indépendante du travail et l’enrôle au service du capital[2].

Dans la manufacture l’enrichissement du travailleur collectif, et par suite du capital, en forces productives sociales a pour condition l’appauvrissement du travailleur en forces productives individuelles.

« L’ignorance est la mère de l’industrie aussi bien que de la superstition. La réflexion et l’imagination sont sujettes à s’égarer ; mais l’habitude de mouvoir le pied ou la main ne dépend ni de l’une, ni de l’autre. Aussi pourrait‑on dire, que la perfection, à l’égard des manufactures, consiste à pouvoir se passer de l’esprit, de manière que, sans effort de tête, l’atelier puisse être considéré comme une machine dont les parties sont des hommes[3]. » Aussi un certain nombre de manufactures, vers le milieu du dix-huitième siècle, employaient de préférence pour certaines opérations formant des secrets de fabrique, des ouvriers à moitié idiots[4].

« L’intelligence de la plupart des hommes », dit A. Smith, « se forme nécessairement par leurs occupations ordinaires. Un homme dont toute la vie se passe à exécuter un petit nombre d’opérations simples… n’a aucune occasion de développer son intelligence ni d’exercer son imagination… Il devient en général aussi ignorant et aussi stupide qu’il soit possible à une créature humaine de le devenir. » Après avoir dépeint l’engourdissement de l’ouvrier parcellaire, A. Smith continue ainsi : « L’uniformité de sa vie stationnaire corrompt naturellement la vaillance de son esprit… elle dégrade même l’activité de son corps et le rend incapable de déployer sa force avec quelque vigueur et quelque persévérance, dans tout autre emploi que celui auquel il a été élevé. Ainsi sa dextérité dans son métier est une qualité qu’il semble avoir acquise aux dépens de ses vertus intellectuelles, sociales et guerrières. Or, dans toute société industrielle et civilisée tel est l’état où doit tomber nécessairement l’ouvrier pauvre (the labouring poor), c’est‑à‑dire la grande masse du peuple[5]. » Pour porter remède à cette détérioration complète, qui résulte de la division du travail, A. Smith recommande l’instruction populaire obligatoire, tout en conseillant de l’administrer avec prudence et à doses homoeopathiques. Son traducteur et commentateur français, G. Garnier, ce sénateur prédestiné du premier Empire, a fait preuve de logique en combattant cette idée. L’instruction du peuple, selon lui, est en contradiction avec les lois de la division du travail, et l’adopter « serait proscrire tout notre système social… Comme toutes les autres divisions du travail, celle qui existe entre le travail mécanique et le travail intellectuel[6] se prononce d’une manière plus forte et plus tranchante à mesure que la société avance vers un état plus opulent. (Garnier applique ce mot société d’une manière très correcte au capital, à la propriété foncière et à l’État qui est leur.) Cette division comme toutes les autres, est un effet des progrès passés et une cause des progrès à venir… Le gouvernement doit‑il donc travailler à contrarier cette division de travail, et à la retarder dans sa marche naturelle ? Doit‑il employer une portion du revenu public pour tâcher de confondre et de mêler deux classes de travail qui tendent d’elles-mêmes à se diviser[7] ? »

Un certain rabougrissement de corps et d’esprit est inséparable de la division du travail dans la société. Mais comme la période manufacturière pousse beaucoup plus loin cette division sociale en même temps que par la division qui lui est propre elle attaque l’individu à la racine même de sa vie, c’est elle qui la première fournit l’idée et la matière d’une pathologie industrielle[8].

  1. A. Ferguson, l. c., trad. franç. 1783, t. II, p. 135, 136. « L’un peut avoir gagné ce que l’autre a perdu. »
  2. « Le savant et le travailleur sont complètement séparés l’un de l’autre, et la science dans les mains de ce dernier, au lieu de développer à son avantage ses propres forces productives, s’est presque partout tournée contre lui… La connaissance devient un instrument susceptible d’être séparé du travail et de lui être oppose. » (W. Thompson : An Inquiry into the Principles of the Distribution of Wealth. Lond., 1824, p. 274.)
  3. A. Ferguson, l. c., p. 134, 135.
  4. J. D. Tuckett : A History of the Past and Present State of the Labouring Population. Lond., 1846, v. I, p.149.
  5. A. Smith : Wealth of Nations, l. V, ch. I, art. 11. En sa qualité d’élève de A. Ferguson, Adam Smith savait à quoi s’en tenir sur les conséquences funestes de la division du travail fort bien exposées par son maître. Au commencement de son ouvrage, alors qu’il célèbre ex professo la division du travail, il se contente de l’indiquer en passant comme la source des inégalités sociales. Dans le dernier livre de son ouvrage, il reproduit les idées de Ferguson. Dans mon écrit, Misère de la philosophie, etc., j’ai déjà expliqué suffisamment le rapport historique entre Ferguson, A. Smith, Lemontey et Say, pour ce qui regarde leur critique de la division du travail, et j’ai démontré en même temps pour la première fois, que la division manufacturière du travail est une forme spécifique du mode de production capitaliste. (L. c., p. 122 et suiv.)
  6. Ferguson dit déjà : « L’art de penser, dans une période où tout est séparé, peut lui-même former un métier à part. »
  7. G. Garnier, t. V de sa traduction, p. 2, 5.
  8. Ramazzini, professeur de médecine pratique à Padoue, publia en 1713 son ouvrage : De morbis artificum, traduit en français en 1781, réimprimé en 1841 dans l'Encyclopédie des sciences médicales. 7e Disc. Auteurs classiques. Son catalogue des maladies des ouvriers a été naturellement très augmenté par la période de la grande industrie. Voy. entre autres : Hygiène physique et morale de l’ouvrier dans les grandes villes en général, et dans la ville de Lyon en particulier, par le Dr A.