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comme la division du travail dans la manufacture, en partant de points opposés. Dans une famille, et dans la famille élargie, la tribu, une division spontanée de travail s’ente sur les différences d’âge et de sexe, c’est‑à‑dire sur une base purement physiologique. Elle gagne plus de terrain avec l’extension de la communauté, l’accroissement de la population et surtout le conflit entre les diverses tribus et la soumission de l’une par l’autre. D’autre part, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, l’échange des marchandises prend d’abord naissance sur les points où diverses familles, tribus, communautés entrent en contact ; car ce sont des collectivités et non des individus qui, à l’origine de la civilisation, s’abordent et traitent les uns avec les autres en pleine indépendance. Diverses communautés trouvent dans leur entourage naturel des moyens de production et des moyens de subsistance différents. De là une différence dans leur mode de production, leur genre de vie et leurs produits. Des relations entre des communautés diverses une fois établies, l’échange de leurs produits réciproques se développe bientôt et les convertit peu à peu en marchandises. L’échange ne crée pas la différence des sphères de production ; il ne fait que les mettre en rapport entre elles et les transforme ainsi en branches plus ou moins dépendantes de l’ensemble de la production sociale. Ici la division sociale du travail provient de l’échange entre sphères de production différentes et indépendantes les unes des autres. Là où la division physiologique du travail forme le point de départ, ce sont au contraire les organes particuliers d’un tout compact qui se détachent les uns des autres, se décomposent, principalement en vertu de l’impulsion donnée par l’échange avec des communautés étrangères, et s’isolent jusqu’au point où le lien entre les différents travaux n’est plus maintenu que par l’échange de leurs produits.

Toute division du travail développée qui s’entretient par l’intermédiaire de l’échange des marchandises a pour base fondamentale la séparation de la ville et de la campagne[1]. On peut dire que l’histoire économique de la société roule sur le mouvement de cette antithèse, à laquelle cependant nous ne nous arrêterons pas ici.

De même que la division du travail dans la manufacture suppose comme base matérielle un certain nombre d’ouvriers occupés en même temps, de même la division du travail dans la société suppose une certaine grandeur de la population, accompagnée d’une certaine densité, laquelle remplace l’agglomération dans l’atelier[2]. Cette densité cependant est quelque chose de relatif. Un pays dont la population est proportionnellement clairsemée, possède néanmoins, si ses voies de communication sont développées, une population plus dense qu’un pays plus peuplé, dont les moyens de communication sont moins faciles. Dans ce sens, les États du nord de l’Union américaine possèdent une population bien plus dense que les Indes[3].

La division manufacturière du travail ne prend racine que là où sa division sociale est déjà parvenue à un certain degré de développement, division que par contrecoup elle développe et multiplie. À mesure que se différencient les instruments de travail, leur fabrication va se divisant en différents métiers[4].

L’industrie manufacturière prend‑elle possession d’un métier qui jusque‑là était connexe avec d’autres comme occupation principale ou accessoire, tous étant exercés par le même artisan, immédiatement ces métiers se séparent et deviennent indépendants ; s’introduit‑elle dans une phase particulière de la production d’une marchandise, aussitôt les autres phases constituent autant d’industries différentes. Nous avons déjà remarqué que là où le produit final n’est qu’une simple composition de produits partiels et hétérogènes, les différents travaux parcellés dont ils proviennent peuvent se désagréger et se transformer en métiers indépendants. Pour perfectionner la division du travail dans une manufacture on est bientôt amené à subdiviser une branche de production suivant la variété de ses matières premières, ou suivant les diverses formes que la même matière première peut obtenir, en manufactures différentes et pour une bonne part entièrement nouvelles. C’est ainsi que déjà dans la première moitié du dix-huitième on tissait en France plus de cent espèces d’étoffes de soie, et qu’à Avignon par exemple une loi ordonna que « chaque apprenti ne devait se consacrer qu’à un seul genre de fabrication et n’apprendre jamais à tisser qu’un seul genre d’étoffes ». La division territoriale du travail qui assigne certaines branches de production à certains districts d’un pays reçoit également une nouvelle impulsion de l’industrie manufacturière qui exploite partout les spécialités[5]. Enfin l’expansion du marché universel et le système colonial qui font partie des conditions d’existence générales de la pé-

  1. C’est Sir James Steuart qui a le mieux traité cette question. Son ouvrage, qui a précédé de dix ans celui d’Adam Smith, est aujourd’hui encore à peine connu. La preuve en est que les admirateurs de Malthus ne savent même pas que dans la première édition de soit écrit sur la population, abstraction faite de la partie purement déclamatoire, il ne fait guère que copier James Steuart, auquel il faut ajouter Wallace et Townsend.
  2. « Il faut une certaine densité de population soit pour les communications sociales, soit pour la combinaison des puissances par le moyen desquelles le produit du travail est augmenté. » (James Mill, l. c. p. 50.) « À mesure que le nombre des travailleurs augmente, le pouvoir productif de la société augmente aussi en raison composée de cette augmentation multipliée par les effets de la division du travail. » (Th. Hodgskin, l. c., p. 125, 126.)
  3. Par suite de la demande considérable de coton depuis 1861, la production du coton dans quelques districts de l’Inde d’ailleurs très peuplés, a été développée aux dépens de la production du riz. Il en est résulté une famine dans une grande partie du pays, les moyens défectueux de communication ne permettant pas de compenser le déficit de riz dans un district par une importation assez rapide des autres districts.
  4. C’est ainsi que la fabrication des navettes de tisserand formait en Hollande déjà au dix-septième siècle une branche d’industrie spéciale.
  5. « Les manufactures de laine d’Angleterre ne sont-elles pas divisées en branches distinctes, dont chacune a un siège spécial où se fait uniquement ou principalement la fabrication : les draps fins dans le Somersetshire, les draps communs dans le Yorkshire, les crêpes à Norwich, les brocatelles à Kendal, les couvertures à Whitney, et ainsi de suite. » (Berkeley, The Querist, 1750, p. 520.)