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égal. Quand les différentes opérations sont une fois séparées, isolées et rendues indépendantes, les ouvriers sont divisés, classés et groupés d’après les facultés qui prédominent chez chacun d’eux. Si leurs particularités naturelles constituent le sol sur lequel croit la division du travail, la manufacture une fois introduite, développe des forces de travail qui ne sont aptes qu’à des fonctions spéciales. Le travailleur collectif possède maintenant toutes les facultés productives au même degré de virtuosité et les dépense le plus économiquement possible, en n’employant ses organes, individualisés dans des travailleurs ou des groupes de travailleurs spéciaux, qu’à des fonctions appropriées à leur qualité[1]. En tant que membre du travailleur collectif, le travailleur parcellaire devient même d’autant plus parfait qu’il est plus borné et plus incomplet[2]. L’habitude d’une fonction unique le transforme en organe infaillible et spontané de cette fonction, tandis que l’ensemble du mécanisme le contraint d’agir avec la régularité d’une pièce de machine[3]. Les fonctions diverses du travailleur collectif étant plus ou moins simples ou complexes, inférieures ou élevées ; ses organes, c’est‑à‑dire les forces de travail individuelles, doivent aussi être plus ou moins simples ou complexes ; elles possèdent par conséquent des valeurs différentes. La manufacture crée ainsi une hiérarchie des forces de travail à laquelle correspond une échelle graduée des salaires. Si le travailleur individuel est approprié et annexé sa vie durant à une seule et unique fonction, les opérations diverses sont accommodées à cette hiérarchie d’habiletés et de spécialités naturelles et acquises[4]. Chaque procès de production exige certaines manipulations dont le premier venu est capable. Elles aussi sont détachées de leur rapport mobile avec les moments plus importants de l’activité générale et ossifiées en fonctions exclusives. La manufacture produit ainsi dans chaque métier dont elle s’empare une classe de simples manouvriers que le métier du moyen âge écartait impitoyablement. Si elle développe la spécialité isolée au point d’en faire une virtuosité aux dépens de la puissance de travail intégrale, elle commence aussi à faire une spécialité du défaut de tout développement. À côté de la gradation hiérarchique prend place une division simple des travailleurs en habiles et inhabiles. Pour ces derniers les frais d’apprentissage disparaissent ; pour les premiers ils diminuent comparativement à ceux qu’exige le métier ; dans les deux cas la force de travail perd de sa valeur[5] ; cependant la décomposition du procès de travail donne parfois naissance à des fonctions générales qui, dans l’exercice du métier, ne jouaient aucun rôle ou un rôle inférieur. La perte de valeur relative de la force de travail provenant de la diminution ou de la disparition des frais d’apprentissage entraîne immédiatement pour le capital accroissement de plus-value, car tout ce qui raccourcit le temps nécessaire à la production de la force de travail agrandit ipso facto le domaine du surtravail.

IV

Division du travail dans la manufacture et dans la société

Nous avons vu comment la manufacture est sortie de la coopération ; nous avons étudié ensuite ses éléments simples, l’ouvrier parcellaire et son outil, et en dernier lieu son mécanisme d’ensemble. Examinons maintenant le rapport entre la division manufacturière du travail et sa division sociale, laquelle forme la base générale de toute production marchande.

Si l’on se borne à considérer le travail lui-même, on peut désigner la séparation de la production sociale en ses grandes branches, industrie, agriculture, etc., sous le nom de division du travail en général, la séparation de ces genres de production en espèces et variétés sous celui de division du travail en particulier, et enfin la division dans l’atelier sous le nom du travail en détail[6].

La division du travail dans la société et la limitation correspondante des individus à une sphère ou à une vocation particulière, se développent,

  1. « Dès que l’on divise la besogne en plusieurs opérations diverses, dont chacune exige des degrés différents de force et d’habileté, le directeur de la manufacture peut se procurer le quantum d’habileté et de force que réclame chaque opération. Mais si l’ouvrage devait être fait par un seul ouvrier, il faudrait que le même individu possédât assez d’habilité pour les opérations les plus délicates et assez de force pour les plus pénibles. » (Ch. Babbage, l. c., ch. xix
  2. Lorsque par exemple, ses muscles sont plus développés dans un sens que dans l’autre, ses os déformés et contournés d’une certaine façon, etc.
  3. À cette question du commissaire d’enquête : « Comment pouvez-vous maintenir toujours actifs les jeunes garçons que vous occupez ? », le directeur général d’une verrerie, M. W. Marschall, répond fort justement : « Il leur est impossible de négliger leur besogne ; une fois qu’ils ont commencé, nul moyen de s’arrêter ; ils ne sont rien autre chose que des parties d’une machine. » (Child. Empl. Comm. Fourth Report, 1868, p. 247)
  4. Le Dr Ure, dans son apothéose de la grande industrie, fait bien mieux ressortir les caractères particuliers de la manufacture que les économistes ses devanciers, moins entraînés que lui à la polémique, et même que ses contemporaines, par exemple, Babbage, qui lui est de beaucoup supérieur comme mathématicien et mécanicien, mais ne comprend cependant la grande industrie qu’au point de vue manufacturier. Ure dit fort bien : « L’appropriation des travailleurs à chaque opération séparée forme l’essence de la distribution des travaux. » Il définit cette distribution « une accommodation des travaux aux diverses facultés individuelle » et caractérise enfin le système entier de la manufacture comme un système de gradations, comme une division du travail d’après les divers degrés de l’habileté, etc. (Ure, l. c., t. I, p. 28, 35, passim.)
  5. « Un ouvrier, en se perfectionnant par la pratique sur un seul et même point, devient… moins coûteux » (Ure, l. c., p. 28)
  6. « La division du travail a pour point de départ la séparation des professions les plus diverses, et marche progressivement jusqu’à cette division dans laquelle plusieurs travailleurs se partagent la confection d’un seul et même produit, comme dans la manufacture. » (Storch., l. c, t. I, p. 173.) « Nous rencontrons chez les peuples parvenus à un certaine degré de civilisation trois genres de division d’industrie : la première que nous nommons générale, amène la distinction des producteurs en agriculteurs, manufacturiers et commerçants ; elle se rapporte aux trois principales branches d’industrie national ; la seconde qu’on pourrait appeler spéciale, est la division de chaque genre d’industrie en espèces… la troisième division d’industrie, celle enfin qu’on devrait qualifier de division de la besogne ou travail proprement dit, et celle qui s’établit dans les arts et les métiers séparés…, qui s’établit dans la plupart des manufactures et des ateliers. » (Skarbeck, l. c., p. 84, 86.)