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Avant de parvenir à sa forme définitive, l’objet de travail, des chiffons, par exemple, dans la manufacture de papier, ou du laiton dans celle d’épingles, parcourt toute une série d’opérations successives. Mais, comme mécanisme d’ensemble, l’atelier offre à l’œil l’objet de travail dans toutes ses phases d’évolution à la fois. Le travailleur collectif, Briarée, dont les mille mains sont armées d’outils divers, exécute en même temps la coupe des fils de laiton, la façon des têtes d’épingles, l’aiguisement de leurs pointes, leur attache, etc. Les diverses opérations connexes, successives dans le temps, deviennent simultanées dans l’espace, combinaison qui permet d’augmenter considérablement la masse de marchandises fournies dans un temps donné[1].

Cette simultanéité provient de la forme coopérative du travail ; mais la manufacture ne s’arrête pas aux conditions préexistantes de la coopération : elle en crée de nouvelles par la décomposition qu’elle opère dans les métiers. Elle n’atteint son but qu’en rivant pour toujours l’ouvrier à une opération de détail.

Comme le produit partiel de chaque travailleur parcellaire n’est en même temps qu’un degré particulier de développement de l’ouvrage achevé, chaque ouvrier ou chaque groupe d’ouvriers fournit à l’autre sa matière première. Le résultat du travail de l’un forme le point de départ du travail de l’autre. Le temps de travail nécessaire pour obtenir dans chaque procès partiel l’effet utile voulu est établi expérimentalement, et le mécanisme total de la manufacture ne fonctionne qu’à cette condition, que dans un temps donné un résultat donné est obtenu. Ce n’est que de cette manière que les travaux divers et complémentaires les uns des autres peuvent marcher côte à côte, simultanément et sans interruption. Il est clair que cette dépendance immédiate des travaux et des travailleurs force chacun à n’employer que le temps nécessaire à sa fonction, et que l’on obtient ainsi une continuité, une régularité, une uniformité et surtout une intensité du travail qui ne se rencontrent ni dans le métier indépendant ni même dans la coopération simple[2]. Qu’une marchandise ne doive coûter que le temps du travail socialement nécessaire à sa fabrication, cela apparaît dans la production marchande en général l’effet de la concurrence, parce que, à parler superficiellement, chaque producteur particulier est forcé de vendre la marchandise à son prix de marché. Dans la manufacture, au contraire, la livraison d’un quantum de produit donné dans un temps de travail donné devient une loi technique du procès de production lui-même[3].

Des opérations différentes exigent cependant des longueurs de temps inégales et fournissent, par conséquent, dans des espaces de temps égaux, des quantités inégales de produits partiels. Si donc le même ouvrier doit, jour par jour, exécuter toujours une seule et même opération, il faut, pour des opérations diverses, employer des ouvriers en proportion diverse : quatre fondeurs, par exemple, pour deux casseurs et un frotteur dans une manufacture de caractères d’imprimerie ; le fondeur fond par heure deux mille caractères, tandis que le casseur en détache quatre mille et que le frotteur en polit huit mille. Le principe de la coopération dans sa forme la plus simple reparaît : occupation simultanée d’un certain nombre d’ouvriers à des opérations de même espèce ; mais il est maintenant l’expression d’un rapport organique. La division manufacturière du travail simplifie donc et multiplie en même temps non seulement les organes qualitativement différents du travailleur collectif ; elle crée, de plus, un rapport mathématique fixe qui règle leur quantité, c’est‑à‑dire le nombre relatif d’ouvriers ou la grandeur relative du groupe d’ouvriers dans chaque fonction particulière.

Le nombre proportionnel le plus convenable des différents groupes de travailleurs parcellaires est‑il une fois établi expérimentalement pour une échelle donnée de la production, on ne peut étendre cette échelle qu’en employant un multiple de chaque groupe spécial[4]. Ajoutons à cela que le même individu accomplit certains travaux tout aussi bien en grand qu’en petit, le travail de surveillance, par exemple, le transport des produits partiels d’une phase de la production dans une autre, etc. Il ne devient donc avantageux d’isoler ces fonctions ou de les confier à des ouvriers spéciaux, qu’après avoir augmenté le personnel de l’atelier ; mais alors cette augmentation affecte proportionnellement tous les groupes.

Quand le groupe isolé se compose d’éléments hétérogènes, d’ouvriers employés à la même fonction parcellaire, il forme un organe particulier du mécanisme total. Dans diverses manufactures, cependant, le groupe est un travailleur collectif parfaitement organisé, tandis que le mécanisme total n’est formé que par la répétition ou la multiplication de ces organismes producteurs élémentaires. Prenons, par exemple, la manufacture de bouteilles. Elle se décompose en trois phases essentiellement

    ajoute immensément aux frais de production ; car la principale perte provient du temps employé à passer d’un procès à un autre. » (The Industry of Nations, London, 1855, Part. II, p. 200)

  1. « En scindant l’ouvrage en différentes parties qui peuvent être mises à exécution dans le même moment, la division du travail produit donc une économie de temps… Les différentes opérations qu’un seul individu devrait exécuter séparément étant entreprises à la fois, il devient possible de produire par exemple une multitude d’épingles tout achevées dans le même temps qu’il faudrait pour en couper ou en appointer une seule. » (Dugald Steward, l. c., p. 319.)
  2. « Plus il y a de variété entre les artisans d’une manufacture… Plus il y a d’ordre et de régularité ans chaque opération, moins il faut de temps et de travail. » (The Advatages, etc. p. 63)
  3. Dans beaucoup de branches cependant l’industrie manufacturière n’atteint pas ce résultat qu’imparfaitement, parce qu’elle ne sait ps contrôler avec certitude les conditions physiques et chimiques générales du procès de production.
  4. « Quand l’expérience, suivant la nature particulière des produits de chaque manufacture, a une fois appris à connaître le mode le plus avantageux de scinder la fabrication en opérations partielles, et le nombre de travailleurs que chacune d’elles exige, tous les établissements qui n’emploient pas un multiple exact de ce nombre, fabriquent avec moins d’économie… C’est là une des causes de l’extension colossale de certains établissements industriels » (Ch. Babbage, On the Economy of Machinery, 2 e édit. Lonf., 1832, ch XX.)