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ciens Asiatiques, des Égyptiens, des Étrusques, etc. « Il arrivait à des époques reculées que ces États de l’Asie, leurs dépenses civiles et militaires une fois réglées, se trouvaient en possession d’un excédent de subsistances qu’ils pouvaient consacrer à des œuvres de magnificence et d’utilité. Leur pouvoir de disposer du travail de presque toute la population non agricole et le droit exclusif du monarque et du sacerdoce sur l’emploi de cet excédent, leur fournissaient les moyens d’élever ces immenses monuments dont ils couvraient tout le pays… Pour mettre en mouvement les statues colossales et les masses énormes dont le transport excite l’étonnement, on n’employait presque que du travail humain, mais avec la plus excessive prodigalité. Le nombre des travailleurs et la concentration de leurs efforts suffisaient. Ainsi voyons‑nous des bancs énormes de corail surgir du fond de l’Océan, former des îles et de la terre ferme, bien que chaque individu qui contribue à les constituer soit faible, imperceptible et méprisable. Les travailleurs non agricoles d’une monarchie asiatique avaient peu de chose à fournir en dehors de leurs efforts corporels ; mais leur nombre était leur force, et la despotique puissance de direction sur ces masses donna naissance à leurs œuvres gigantesques. La concentration en une seule main ou dans un petit nombre de mains des revenus dont vivaient les travailleurs, rendit seule possible l’exécution de pareilles entreprises[1]. » Cette puissance des rois d’Asie et d’Égypte, des théocrates étrusques, etc., est, dans la société moderne, échue au capitaliste isolé ou associé par l’entremise des commandites, des sociétés par actions, etc.

La coopération, telle que nous la trouvons à l’origine de la civilisation humaine, chez les peuples chasseurs[2], dans l’agriculture des communautés indiennes, etc., repose sur la propriété en commun des conditions de production et sur ce fait, que chaque individu adhère encore à sa tribu ou à la communauté aussi fortement qu’une abeille à son essaim. Ces deux caractères la distinguent de la coopération capitaliste. L’emploi sporadique de la coopération sur une grande échelle, dans l’antiquité, le moyen âge et les colonies modernes, se fonde sur des rapports immédiats de domination et de servitude, généralement sur l’esclavage. Sa forme capitaliste présuppose au contraire le travailleur libre, vendeur de sa force. Dans l’histoire, elle se développe en opposition avec la petite culture des paysans et l’exercice indépendant des métiers, que ceux-ci possèdent ou non la forme corporative[3]. En face d’eux la coopération capitaliste n’apparaît point comme une forme particulière de la coopération ; mais au contraire la coopération elle-même comme la forme particulière de la production capitaliste.

Si la puissance collective du travail, développée par la coopération, apparaît comme force productive du capital, la coopération apparaît comme mode spécifique de la production capitaliste. C’est là la première phase de transformation que parcourt le procès de travail par suite de sa subordination au capital. Cette transformation se développe spontanément. Sa base, l’emploi simultané d’un certain nombre de salariés dans le même atelier, est donnée avec l’existence même du capital, et se trouve là comme résultat historique des circonstances et des mouvements qui ont concouru à décomposer l’organisme de la production féodale.

Le mode de production capitaliste se présente donc comme nécessité historique pour transformer le travail isolé en travail social ; mais, entre les mains du capital, cette socialisation du travail n’en augmente les forces productives que pour l’exploiter avec plus de profit.

Dans sa forme élémentaire, la seule considérée jusqu’ici, la coopération coïncide avec la production sur une grande échelle. Sous cet aspect elle ne caractérise aucune époque particulière de la production capitaliste, si ce n’est les commencements de la manufacture encore professionnelle[4] et ce genre d’agriculture en grand qui correspond à la période manufacturière et se distingue de la petite culture moins par ses méthodes que par ses dimensions. La coopération simple prédomine aujourd’hui encore dans les entreprises où le capital opère sur une grande échelle, sans que la division du travail ou l’emploi des machines y jouent un rôle important.

Le mode fondamental de la production capitaliste, c’est la coopération dont la forme rudimentaire, tout en contenant le germe de formes plus complexes, ne reparaît pas seulement dans celles‑ci comme un de leurs éléments, mais se maintient aussi à côté d’elles comme mode particulier.

  1. R. Jones : Textbook of Lectures, etc., p. 77, 78. Les collections assyriennes, égyptiennes, etc., que possèdent les musées européens, nous montrent les procédés de ces travaux coopératifs.
  2. Linguet, dans sa Théorie des lois civiles, n’a peut-être pas tort de prétendre que la chasse est la première forme de coopération, et que la chasse à l’homme (la guerre) est une des premières formes de la chasse.
  3. La petite culture et le métier indépendant qui tous deux forment en partie la base du mode de production féodal, une fois celui-ci dissous, se maintiennent en partie à côté de l’exploitation capitaliste ; ils formaient également la base économique des communautés anciennes à leur meilleure époque, alors que la propriété orientale originairement indivise se fut dissoute, et avant que l’esclavage se fût emparé sérieusement de la production.
  4. « Réunir pour une même œuvre l’habileté, l’industrie et l’émulation d’un certain nombre d’hommes, n’est-ce pas le moyen de la faire réussir ? Et l’Angleterre aurait-elle pu d’une autre manière porter ses manufactures de drap à un aussi haut degré de perfection ? » (Berkeley : The Querist, Lond., 1750, p. 521)