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liste qui exploite les douze ouvriers la journée de travail est de 144 heures et la journée individuelle de chaque ouvrier ne compte plus que comme quote-part de cette journée collective ; il importe peu que les douze coopèrent à un produit d’ensemble, ou fassent simplement la même besogne côte à côte. Mais si au contraire les douze ouvriers étaient répartis entre six petits patrons, ce serait pur hasard si chaque patron tirait de sa paire la même valeur et réalisait par conséquent le taux général de la plus-value. Il y aura des divergences. Si un ouvrier dépense dans la fabrication d’un objet beaucoup plus d’heures qu’il n’en faut socialement et qu’ainsi le temps de travail nécessaire pour lui individuellement s’écarte d’une manière sensible de la moyenne, alors son travail ne comptera plus comme travail moyen, ni sa force comme force moyenne ; elle se vendra au‑dessous du prix courant ou pas du tout.

Un minimum d’habileté dans le travail est donc toujours sous-entendu et nous verrons plus tard que la production capitaliste sait le mesurer. Il n’en est pas moins vrai que ce minimum s’écarte de la moyenne, et cependant la valeur moyenne de la force de travail doit être payée. Sur les six petits patrons l’un retirera donc plus, l’autre moins que le taux général de la plus-value. Les différences se compenseront pour la société, mais non pour le petit patron. Les lois de la production de la valeur ne se réalisent donc complètement que pour le capitaliste qui exploite collectivement beaucoup d’ouvriers et met ainsi en mouvement du travail social moyen[1].

Même si les procédés d’exécution ne subissent pas de changements, l’emploi d’un personnel nombreux amène une révolution dans les conditions matérielles du travail. Les bâtiments, les entrepôts pour les matières premières et marchandises en voie de préparation, les instruments, les appareils de toute sorte, en un mot les moyens de production servent à plusieurs ouvriers simultanément : leur usage devient commun. Leur valeur échangeable ne s’élève pas parce qu’on en tire plus de services utiles mais parce qu’ils deviennent plus considérables. Une chambre où vingt tisserands travaillent avec vingt métiers doit être plus spacieuse que celle d’un tisserand qui n’occupe que deux compagnons. Mais la construction de dix ateliers pour vingt tisserands travaillant deux à deux coûte plus que celle d’un seul où vingt travailleraient en commun. En général, la valeur de moyens de production communs et concentrés ne croît pas proportionnellement à leurs dimensions et à leur effet utile. Elle est plus petite que la valeur de moyens de production disséminés qu’ils remplacent et de plus se répartit sur une masse relativement plus forte de produits. C’est ainsi qu’un élément du capital constant diminue et par cela même la portion de valeur qu’il transfère aux marchandises. L’effet est le même que si l’on avait fabriqué par des procédés moins coûteux les moyens de production. L’économie dans leur emploi ne provient que de leur consommation en commun. Ils acquièrent ce caractère de conditions sociales de travail, qui les distingue des moyens de production éparpillés et relativement plus chers, lors même que les ouvriers rassemblés ne concourent pas à un travail d’ensemble, mais opèrent tout simplement l’un à côté de l’autre dans le même atelier. Donc, avant le travail lui-même, ses moyens matériels prennent un caractère social.

L’économie des moyens de production se présente sous un double point de vue. Premièrement elle diminue le prix de marchandises et par cela même la valeur de la force de travail. Secondement, elle modifie le rapport entre la plus-value et le capital avancé, c’est‑à‑dire la somme de valeur de ses parties constantes et variables. Nous ne traiterons ce dernier point que dans le troisième livre de cet ouvrage. La marche de l’analyse nous commande ce morcellement de notre sujet ; il est d’ailleurs conforme à l’esprit de la production capitaliste. Là les conditions du travail apparaissent indépendantes du travailleur ; leur économie se présente donc comme quelque chose qui lui est étranger et tout à fait distinct des méthodes qui servent à augmenter sa productivité personnelle.

Quand plusieurs travailleurs fonctionnent ensemble en vue d’un but commun dans le même procès de production ou dans des procès différents mais connexes, leur travail prend la forme coopérative[2].

De même que la force d’attaque d’un escadron de cavalerie ou la force de résistance d’un régiment d’infanterie diffère essentiellement de la somme des forces individuelles, déployées isolément par chacun des cavaliers ou fantassins, de même la somme des forces mécaniques d’ouvriers isolés diffère de la force mécanique qui se développe dès qu’ils fonctionnent conjointement et simultanément dans une même opération indivise, qu’il s’agisse par exemple de soulever un fardeau, de tourner une manivelle ou d’écarter un obstacle[3]. Dans de telles circonstances le résultat du travail commun ne pourrait être obtenu par le travail individuel, ou ne le serait qu’après un long laps de temps ou sur une échelle tout à fait réduite. Il s’agit non-seulement d’augmenter les forces productives individuelles mais de créer par le moyen de la coopération une force nouvelle ne fonctionnant que comme force collective[4].

À part la nouvelle puissance qui résulte de la fu-

  1. Le professeur Roscher découvre qu’une couturière que madame son épouse occupe pendant deux jours fait plus de besogne que les deux couturières qu’elle occupe le même jour. Monsieur le professeur ferait bien de ne plus étudier le procès de production capitaliste dans la chambre de la nourrice, ni dans des circonstances où le personnage principal, le capitaliste, fait défaut.
  2. « Concours de forces. » (Destutt de Tracy, l. c., p. 78.)
  3. « Il y a une multitude d’opérations d’un genre si simple qu’elles n’admettent lent pas la moindre division parcellaire et ne peuvent être accomplies sans la coopération d’un grand nombre de mains : le chargement d’un gros arbre sur un chariot par exemple… en un mot tout ce qui ne peut être fait si des mains nombreuses ne s’aident pas entre elles dans le même acte indivis et dans le même temps. » (E. G. Wakefield : A View of the Art of Colonization. London, 1849, p. 168.)
  4. « Qu’il s’agisse de soulever un poids d’une tonne, un seul homme ne le pourra point, dix hommes seront obligés de faire des efforts ; mais cent hommes, y parviendront aisément avec le petit doigt. » (John Bellers : Proposals for raising a college of industry. Lond. 1696, p. 21.)