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exploitation étant supposés égaux dans différentes industries, les masses de plus-value produites sont en raison directe de la grandeur des parties variables des capitaux employés, c’est-à-dire en raison directe de leurs parties converties en force de travail.

Cette loi est en contradiction évidente avec toute expérience fondée sur les apparences. Chacun sait qu’un filateur, qui emploie relativement beaucoup de capital constant et peu de capital variable, n’obtient pas, à cause de cela, un bénéfice ou une plus-value moindre que le boulanger, qui emploie relativement beaucoup de capital variable et peu de capital constant. La solution de cette contradiction apparente exige bien des moyens termes, de même qu’en algèbre, il faut bien des moyens termes pour comprendre que 0/0 peut représenter une grandeur réelle. Bien que l’économie classique n’ait jamais formulé cette loi, elle y tient instinctivement, parce qu’elle découle de la nature même de la valeur. On verra plus tard[1] comment l’école de Ricardo est venue buter contre cette pierre d’achoppement. Quant à l’économie vulgaire, elle se targue ici comme partout des apparences pour nier la loi des phénomènes. Contrairement à Spinoza, elle croit que « l’ignorance est une raison suffisante ».

Le travail qui est mis en mouvement, un jour portant l’autre, par tout le capital d’une société, peut être considéré comme une seule journée de travail. Le nombre des travailleurs est-il, par exemple, d’un million, et la journée de travail moyenne est-elle de dix heures, la journée de travail sociale consiste en dix millions d’heures. La longueur de cette journée étant donnée, que ses limites soient fixées physiquement ou socialement, la masse de la plus-value ne peut être augmentée que par l’augmentation du nombre des travailleurs, c’est-à-dire de la population ouvrière. L’accroissement de la population forme ici la limite mathématique de la production de la plus-value par le capital social. Inversement : étant donné la grandeur de la population, cette limite est formée par la prolongation possible de la journée de travail[2]. On verra dans le chapitre suivant que cette loi n’est valable que pour la forme de la plus-value traitée jusqu’à présent.

Il résulte de l’examen que nous venons de faire de la production de la plus-value, que toute somme de valeur ou de monnaie ne peut pas être transformée en capital. Cette transformation ne peut s’opérer sans qu’un minimum d’argent ou de valeur d’échange se trouve entre les mains du postulant à la dignité capitaliste. Le minimum du capital variable est le prix moyen d’une force de travail individuelle employée l’année entière à la production de plus-value. Si le possesseur de cette force était nanti de moyens de production à lui, et se contentait de vivre comme ouvrier, il lui suffirait de travailler le temps nécessaire pour payer ses moyens de subsistance, mettons huit heures par jour. Il n’aurait également besoin de moyens de production que pour huit heures de travail ; tandis que le capitaliste qui, outre ces huit heures, lui fait exécuter un surtravail de quatre heures, par exemple, a besoin d’une somme d’argent supplémentaire pour fournir le surplus des moyens de production. D’après nos données, il devrait déjà employer deux ouvriers, pour pouvoir vivre comme un seul ouvrier, de la plus-value qu’il empoche chaque jour, c’est-à-dire satisfaire ses besoins de première nécessité. Dans ce cas, le but de sa production serait tout simplement l’entretien de sa vie, et non l’acquisition de richesse ; or celle-ci est l’objet sous-entendu de la production capitaliste. Pour qu’il vécût seulement deux fois aussi bien qu’un ouvrier ordinaire, et transformât en capital la moitié de la plus-value produite, il lui faudrait augmenter de 8 fois le capital avancé, en même temps que le nombre des ouvriers. Assurément, il peut lui-même, comme son ouvrier, mettre la patte à l’œuvre mais alors il n’est plus qu’un être hybride, qu’une chose intermédiaire entre capitaliste et travailleur, un « petit patron ». À un certain degré de développement, il faut que le capitaliste puisse employer à l’appropriation et à la surveillance du travail d’autrui et à la vente des produits de ce travail tout le temps pendant lequel il fonctionne comme capital personnifié[3]. L’industrie corporative du moyen âge cherchait à empêcher le maître, le chef de corps de métier, de se transformer en capitaliste, en limitant à un maximum très restreint le nombre des ouvriers qu’il avait le droit d’employer. Le possesseur d’argent ou de marchandises ne devient en réalité capitaliste que lorsque la somme minima qu’il avance pour la production dépasse déjà de beaucoup le maximum du moyen âge. Ici, comme dans les sciences naturelles, se confirme la loi constatée par Hegel dans sa Logique, loi d’après laquelle de simples changements dans la quantité, parvenus à un certain degré, amènent des différences dans la qualité[4].

Le minimum de la somme de valeur dont un possesseur d’argent ou de marchandise doit pouvoir disposer pour se métamorphoser en capitaliste, varie suivant les divers degrés de développement de la production. Le degré de développement donné,

  1. Dans le livre quatrième.
  2. « Le travail, qui est le temps économique de la société, est une quantité donnée, soit dix heures par jour d’un million d’hommes, ou dix millions d’heures… Le capital a sa limite d’accroissement. Cette limite peut, à toute période de l’année, être atteinte dans l’extension actuelle du temps économique employé. » An Essay on the political Economy of nations. London, 1821, p. 48, 49.
  3. « Le fermier ne peut pas compter sur son propre travail ; et s’il le fait, je maintiens qu’il y perdra. Sa fonction est de tout surveiller. Il faut qu’il ait l’œil sur son batteur en grange, ses faucheurs, ses moissonneurs, etc. Il doit constamment faire le tour de ses clôtures et voir si rien n’est négligé, ce qui aurait lieu certainement s’il se confinait en une place quelconque. » (An Enquiry into the Connection between, the Price of Provisions, and the Size of Farms, etc., by a Farmer. London, 1773, p. 12). Cet écrit est très intéressant. On peut y étudier la genèse du « capitalist farmer » ou « merchant farmer », comme il est appelé en toutes lettres et y lire sa glorification vis-à-vis du « petit fermier » qui n’a qu’un souci, celui de sa subsistance. — « La classe des capitalistes est d’abord en partie et finalement tout à fait délivrée de la nécessité du travail manuel. » Textbook of Lectures on rite Polit. Economy of Nations by the Rev. Richard Jones. Hertford, 1852, lecture III.
  4. La théorie moléculaire de la chimie moderne, développée pour la première fois scientifiquement par Laurent et Gerhardt, a pour base cette loi.