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crifiaient impitoyablement le malheureux travailleur à leurs fantaisies humanitaires. Cette manœuvre n’eut pas plus de succès que la première. L’inspecteur de fabrique, Leonhard Horner, en personne et accompagné de ses sous‑inspecteurs, procéda dans le Lancashire à de nombreux interrogatoires. Environ 70% des ouvriers entendus se déclarèrent pour dix heures, un nombre peu considérable pour onze heures, et enfin une minorité tout à fait insignifiante pour les douze heures anciennes[1].

Une autre manœuvre à l’amiable consista à faire travailler de douze à quinze heures les ouvriers mâles adultes et à proclamer ce fait comme la véritable expression des désirs du cœur des prolétaires. Mais « l’impitoyable » Leonhard Horner revint de nouveau à la charge. La plupart de ceux qui travaillaient plus que le temps légal déclarèrent « qu’ils préféreraient de beaucoup travailler dix heures pour un moindre salaire, mais qu’ils n’avaient pas le choix ; un si grand nombre d’entre eux se trouvaient sans travail ; tant de fileurs étaient forcés de travailler comme simples rattacheurs (piecers), que s’ils se refusaient à la prolongation du temps de travail, d’autres prendraient aussitôt leur place, de sorte que la question pour eux se formulait ainsi : ou travailler plus longtemps ou rester sur le pavé[2]. »

Le ballon d’essai du capital creva et la loi de dix heures entra en vigueur le 1er mai 1848. Mais la défaite du parti chartiste dont les chefs furent emprisonnés et l’organisation détruite, venait d’ébranler la confiance de la classe ouvrière anglaise en sa force. Bientôt après, l’insurrection de Juin à Paris, noyée dans le sang, réunit sous le même drapeau, en Angleterre comme sur le continent, toutes les fractions des classes régnantes — propriétaires fonciers et capitalistes, loups de bourse et rats de boutique, protectionnistes et libre‑échangistes, gouvernement et opposition, calotins et esprits forts, jeunes catins et vieilles nonnes, — et leur cri de guerre fut : sauvons la caisse, la propriété, la religion, la famille et la société. La classe ouvrière, déclarée criminelle, fut frappée d’interdiction et placée sous « la loi des suspects ». Messieurs les fabricants n’eurent plus dès lors besoin de se gêner. Ils se déclarèrent en révolte ouverte, non seulement contre la loi des dix heures, mais encore contre toute la législation qui depuis 1833 cherchait à refréner dans une certaine mesure la « libre » exploitation de la force de travail. Ce fut une rébellion esclavagiste (Proslavery Rebellion) en miniature, poursuivie pendant plus de deux ans avec l’effronterie la plus cynique, la persévérance la plus féroce et le terrorisme le plus implacable, à d’autant meilleur compte que le capitaliste révolté ne risquait que la peau de ses ouvriers.

Pour comprendre ce qui suit, il faut se souvenir que les lois de 1833, 1844 et 1847 sur le travail dans les fabriques, étaient toutes trois en vigueur, en tant du moins que l’une n’amendait pas l’autre ; qu’aucune ne limitait la journée de travail de l’ouvrier mâle âgé de plus de dix‑huit ans, et que depuis 1833 la période de quinze heures, entre 5 h. 1/2 du matin et 8 h. 1/2 du soir, était restée le « jour » légal dans les limites duquel le travail des adolescents et des femmes, d’abord de douze heures, plus tard de dix, devait s’exécuter dans les conditions prescrites.

Les fabricants commencèrent par congédier çà et là une partie et parfois la moitié des adolescents et des ouvrières employés par eux ; puis ils rétablirent en revanche parmi les ouvriers adultes le travail de nuit presque tombé en désuétude. « La loi des dix heures, s’écrièrent‑ils, ne nous laisse pas d’autre alternative[3]. »

Leur seconde agression eut pour objet les intervalles légaux prescrits pour les repas. Écoutons les inspecteurs : « Depuis la limitation des heures de travail à dix, les fabricants soutiennent, bien que dans la pratique ils ne poussent pas leur manière de voir à ses dernières conséquences, que s’ils font travailler, par exemple, de 9 h. du matin à 7 h. du soir, ils satisfont aux prescriptions de la loi en donnant une heure et demie pour les repas de la façon suivante : une heure le matin avant 9 h. et une demi‑heure le soir après 7 h. Dans certains cas ils accordent maintenant une demi‑heure pour le dîner, mais ils prétendent en même temps que rien ne les oblige à accorder une partie quelconque de l’heure et demie légale dans le cours de la journée de travail de dix heures[4]. » Messieurs les fabricants soutenaient donc que les articles de la loi de 1844, qui règlent si minutieusement les heures de repas, donnaient tout simplement aux ouvriers la permission de manger et de boire avant leur entrée dans la fabrique et après leur sortie, c’est‑à‑dire de prendre leurs repas chez eux. Pourquoi, en effet, les ouvriers ne dîneraient‑ils pas avant 9 h. du matin ? Les juristes de la couronne décidèrent pourtant que, le temps prescrit pour les repas devait être accordé pendant la journée de travail réelle, par intervalles, et qu’il était illégal de faire travailler sans interruption dix heures entières, de 9 h. du matin à 7 h. du soir[5].

Après ces aimables démonstrations, le capital préluda à sa révolte par une démarche qui était conforme à la loi de 1844 et par conséquent légale. La loi de 1844 défendait bien, passé 1 heure de l’après-midi, d’employer de nouveau les enfants de huit à treize ans qui avaient été occupés avant midi ; mais elle ne réglait en aucune manière les six heures et demie de travail des enfants qui se mettaient à l’ouvrage à midi ou plus tard. Des enfants de huit ans pouvaient donc, à partir de midi, être employés jusqu’à 1 h., puis de 2 h. à 4 h. et enfin de 5 h. à 8 h. 1/2,

  1. p. 17, l. c. Dans le district de M. Horner, dix mille deux cent soixante-dix ouvriers adultes furent interrogés dans cent quatre-vingt-une fabriques. On trouve leurs dépositions dans l’appendice du rapport de fabrique semestriel d’octobre 1848. Ces témoignages offrent des matériaux qui ont beaucoup d’importance sous d’autres rapports.
  2. L. c. Voy. les dépositions rassemblées par Leonhard Horner lui-même, no  69, 70, 71, 72, 92, 93, et celles recueillies par le sous-inspecteur A, no  51, 52, 58, 59, 60, 62, 70 de l’Appendice. Un fabricant dit même la vérité toute nue. Voy. no  14 après no  265, l. c.
  3. Reports, etc., for 31 st., october 1848, p. 133. 134.
  4. Reports, etc., for 30 th., october 1848, p. 147.
  5. Reports, etc., for 31 st., october 1848, p. 130.