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partie de la population de la ville occupée à la fabrication des dentelles un degré de misère et de dénuement inconnu au reste du monde civilisé… Vers 2, 3 et 4 heures du matin, des enfants de 9 à 10 ans, sont arrachés de leurs lits malpropres et forcés à travailler pour leur simple subsistance jusqu’à 10, 11 et 12 heures de la nuit. La maigreur les réduit à l’état de squelettes, leur taille se rabougrit, les traits de leur visage s’effacent et tout leur être se raidit dans une torpeur telle que l’aspect seul en donne le frisson… Nous ne sommes pas étonnés que M. Mallet et d’autres fabricants se soient présentés pour protester contre toute espèce de discussion… Le système, tel que l’a décrit le Rév. M. Montagu Valpu, est un système d’esclavage sans limites, esclavage à tous les points de vue, social, physique, moral et intellectuel… Que doit‑on penser d’une ville qui organise un meeting public pour demander que le temps de travail quotidien pour les adultes soit réduit à 18 heures ! … Nous déclamons contre les planteurs de la Virginie et de la Caroline. Leur marché d’esclaves nègres avec toutes les horreurs des coups de fouet, leur trafic de chair humaine sont‑ils donc plus horribles que cette lente immolation d’hommes qui n’a lieu que dans le but de fabriquer des voiles et des cols de chemise, pour le profit des capitalistes[1] ? »

La poterie de Staffordshire a pendant les 22 dernières années donné lieu à trois enquêtes parlementaires. Les résultats en sont contenus dans le rapport de M. Scriven adressé en 1841 aux « Children’s Employment Commissioners », dans celui du docteur Greenhow publié en 1860 sur l’ordre du fonctionnaire médical du Privy Council (Public Health, 3 d. Report, 1, 102‑113), enfin dans celui de M. Longe adjoint au First Report of the Children’s Employment Commission, du 13 juin 1863. Il nous suffit pour notre but d’emprunter aux rapports de 1860 et 1863 quelques dépositions des enfants mêmes qui travaillaient dans la fabrique. D’après les enfants on pourra juger des adultes, et surtout des femmes et des jeunes filles, dans une branche d’industrie à côté de laquelle, il faut l’avouer, les filatures de coton, peuvent paraître des lieux admirablement sains et agréables[2].

Wilhelm Wood, âgé de neuf ans, « avait 7 ans et 10 mois quand il commença à travailler ». Il « ran moulds » (portait les pots dans le séchoir et rapportait ensuite le moule vide). C’est ce qu’il a toujours fait. Il vient chaque jour de la semaine vers 6 h. du matin et cesse de travailler environ vers 9 heures du soir. « Je travaille tous les jours jusqu’à 9 h. du soir ; ainsi par exemple pendant les 7 à 8 dernières semaines. » Voilà donc un enfant qui, dès l’âge de sept ans, a travaillé quinze heures ! — J. Murray, un enfant de douze ans s’exprime ainsi : « I run moulds and turn th’jigger » (je porte les moules et tourne la roue). Je viens à 6 h., quelquefois à 4 h. du matin. J’ai travaillé toute la nuit dernière jusqu’à ce matin 8 heures. Je ne me suis pas couché depuis ; 8 ou 9 autres garçons ont travaillé comme moi toute cette nuit. Je reçois chaque semaine 3 sh. 6 pence (4 fr. 40 c). Je ne reçois pas davantage quand je travaille toute la nuit. J’ai travaillé deux nuits dans la dernière semaine. » — Ferryhough, un enfant de 10 ans : « Je n’ai pas toujours une heure pour le dîner ; je n’ai qu’une demi‑heure, les jeudis, vendredis et samedis[3]. »

Le docteur Greenhow déclare que dans les districts de Stoke-upon‑Trent et de Wolstanton, où se trouvent les poteries, la vie est extraordinairement courte. Quoique il n’y ait d’occupés aux poteries dans le district de Stoke que 30.6 pour cent et dans celui de Woistanton que 30.4 pour cent de la population mâle au‑dessus de 20 ans, plus de la moitié des cas de mort causés par les maladies de poitrine se rencontrent parmi les potiers du premier district, et environ les 2/5, parmi ceux du second.

Le docteur Boothroyd, médecin à Hanley, affirme de son côté que « chaque génération nouvelle des potiers est plus petite et plus faible que la précédente ». De même un autre médecin M. Mac Bean : « Depuis 25 ans que j’exerce ma profession parmi les potiers, la dégénérescence de cette classe s’est manifestée d’une manière frappante par la diminution de la taille et du poids du corps. » Ces dépositions sont empruntées au rapport du docteur Greenhow en 1860[4].

Extrait du rapport des commissaires publié en 1863 : le docteur J. T. Ardlege, médecin en chef de la maison de santé du North Staffordshire, dit dans sa déposition : « Comme classe, les potiers hommes et femmes… représentent une population dégénérée au moral et au physique. Ils sont en général de taille rabougrie, mal faits et déformés de la poitrine. Ils vieillissent vite et vivent peu de temps ; phlegmatiques et anémiques ils trahissent la faiblesse de leur constitution par des attaques opiniâtres de dyspepsie, des dérangements du foie et des reins, et des rhumatismes. Ils sont avant tout sujets aux maladies de poitrine, pneumonie, phthisie, bronchite et asthme. La scrofulose qui attaque les glandes, les os et d’autres parties du corps est la maladie de plus des deux tiers des potiers. Si la dégénérescence de la population de ce district n’est pas beaucoup plus grande, elle le doit exclusivement à son recrutement dans les campagnes avoisinantes et à son croisement par des mariages avec des races plus saines… » M. Charles Pearson, chirurgien du même hospice, écrit entre autres dans une lettre adressée au commissaire Longe : « Je ne puis parler que d’après mes observations personnelles et non d’après la statistique ; mais je certifie que j’ai été souvent on ne peut plus révolté à la vue de ces pauvres enfants, dont la santé est sacrifiée, pour satisfaire par un travail excessif la cupidité de leurs parents et de ceux qui les emploient. » Il énumère les causes de maladies des potiers et clôt sa liste par la principale, « The Long Hauts » (les longues heures de travail). La commission dans son rapport exprime l’espoir « qu’une industrie qui a une si haute position aux yeux du monde, ne supportera

  1. London Daily Telegraph du 14 janvier 1860.
  2. Voy. Engels : Lage, etc., p. 249, 51.
  3. Children’s Employment Commission. First Report, etc., 1863, Appendix, p. 16, 17, 18.
  4. Public Health. 3 d. Report, etc., p. l02, 104, 105.