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LA LANGUE DE RACINE

Mémoire se prend pour le souvenir ; Ouvrage, ce terme qui paraît familier, se trouve rehaussé par la généralité de l’expression et s’emploie fort bien en parlant des plus hautes entreprises d’un héros ; Peuple se dit pour quantité, multitude : « un peuple de rivales » ; Poudre, pour poussière ; Rejeton, pour enfant ; Tête est très noble dans le sens de personne[1].

Parmi les substitutions figurées, une des plus fréquentes dans le style noble consiste à désigner une chose par le nom d’un objet qu’elle rappelle ou qui en est l’attribut et en devient le symbole. Ce genre de trope est fréquent chez Racine. On trouve à chaque instant dans ses tragédies Couche ou Lit, pour mariage ; Diadème, Sceptre, Trône, pour royauté ; et, ce qui lui appartient plus particulièrement, Encensoir ou Tiare, pour prêtrise.

Mais, s’il emploie, avec à-propos et justesse, ces diverses sortes de figures pour donner au langage plus de variété, d’éclat, d’élévation, il ne bannit pas pour cela le mot propre, comme l’ont fait trop souvent ses imitateurs. Il se sert volontiers du mot frein, mais mors paraît également dans ses vers ; faix n’exclut point fardeau ; ni captif, prisonnier ; ni fer et acier, glaive et couteau. Le soin de la noblesse et de l’élégance ajoute à son vocabulaire des termes choisis et relevés, mais ne rejette point, je le répète, ceux qui appartiennent au fonds ordinaire, exact et précis de la langue.

Racine a largement contribué à introduire ou à conserver dans la langue française de nombreux latinismes, qui, en même temps qu’ils l’enrichissaient, contribuaient à lui donner cette couleur antique qui sied à la tragédie. Louis Racine s’est contenté, dans ses Remar-

  1. C’est ainsi que les poètes grecs et latins employaient κάρα et caput. De même gage, dans le sens où nous le signalions tout à l’heure, est le pignus des latins.