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LA LANGUE DE RACINE

Son opinion à ce sujet ne saurait être un instant douteuse. Il l’a exprimée, et fort nettement, dans ses Remarques sur l’Odyssée, au mois d’avril 1662, c’est-à-dire dès l’âge de vingt-deux ans. Il dit (tome VI, p. 163) qu’Homère compare la joie qu’eurent les compagnons d’Ulysse, en le voyant de retour dans son vaisseau, « à la joie que de jeunes veaux ont de revoir leurs mères, qui viennent de paître », et il ajoute : « Cette comparaison est fort délicatement exprimée, car ces mots de veaux et de vaches ne sont point choquants dans le grec, comme ils le sont en notre langue, qui ne veut presque rien souffrir, et qui ne souffriroit pas qu’on fit des éclogues de vachers, comme Téocrite, ni qu’on parlât du porcher d’Ulysse comme d’un personnage héroïque ; mais ces délicatesses sont de véritables foiblesses. »

Aussi dans ces Remarques sur l’Odyssée, qu’il écrit du reste pour lui seul, Racine ne se fait-il aucun scrupule de se servir du mot de porc, et même de cochon. Si une délicatesse, dont nous venons de lui voir déplorer l’excès, mais qui a d’ailleurs ses justes exigences, l’empêche d’aller aussi loin dans sa poésie, il ne croit pas du moins devoir s’y refuser l’emploi des noms d’animaux que l’usage autorise dans le langage ordinaire et dans la conversation la plus polie. Bouc, chien, cheval sont des mots qu’on trouve dans ses œuvres du style le plus élevé ; il n’y aurait même pas lieu de le remarquer, si des commentateurs ne s’en étonnaient comme d’une hardiesse et ne saisissaient avec empressement cette occasion de louer l’habileté singulière du poète. Suivant eux, le mot chiens n’a passé dans le songe d’Athalie (vers 506) qu’à la faveur de l’épithète dévorants ; mais tandis qu’ils s’extasient sur l’art de Racine, ils ne remarquent pas assez que ce mot se retrouve dans la même pièce (vers 117) sans aucune épithète. Quant au mot cheval, que nous lisons dans Athalie (vers 116), il revient trois fois dans le récit de Théramène (vers 1502,