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LA LANGUE DE RACINE

bien loin, disons-le pour son excuse, d’être le créateur ; car, lorsque nous venons de dire que c’était chez lui une langue particulière, à part, nous n’avons point entendu qu’elle n’appartînt qu’à lui.

Tantôt l’amant est représenté avec toute la rigueur des termes militaires, se préparant à l’attaque, à l’assaut, et enfin, « menant en conquérant sa nouvelle conquête », et l’amante le proclame « son vainqueur » ; tantôt, au contraire, le poète nous le montre s’avouant vaincu, lui rendant les armes, enchaîné, subissant un joug, captif, perdant sa franchise, passant sous les lois d’une belle, dont les yeux sont ses aimables tyrans ; recevant une atteinte, une blessure, ayant l’âme blessée pour une cruelle, une ingrate, une inhumaine, de laquelle il attend toutefois « quelque heureuse foiblesse » pour laquelle il brûle, à qui, par des métaphores assez étranges, et qui ne s’expliquent que par l’oubli des significations primitives, il demande de couronner sa flamme, ses feux. C’est encore par suite d’un tel abus des mots qu’un amour coupable devient une flamme noire ; c’est ainsi également qu’après avoir dit qu’une femme est l’objet d’une vive passion, on en est venu à dire que c’est un « bel objet » et à désigner Thésée comme un « volage adorateur de mille objets divers ». Nous venons de voir le mot d’adorateur ; en effet, la femme, après avoir été représentée comme une place de guerre dont il s’agit de s’emparer, se transforme aussi, dans ce langage, en une sorte d’idole : il y est question de divines princesses, de divins appas ; les yeux d’une belle deviennent les dieux de celui qui, ne se contentant plus d’aimer, d’adorer même, s’écrie : « Que dis-je aimer ? j’idolâtre Junie. »

Cette langue artificielle, que Racine, par son bon goût, eût été digne de réformer, un de ses personnages se reproche de n’en pas posséder assez bien toutes les ressources et de parler une langue étrangère (Phèdre,