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DE LA LANGUE DE CORNEILLE

comédie, Corneille en place plus d’un dans la bouche des personnages de l’antiquité. Il en fait autant, comme en général ses contemporains, pour les formules habituelles de la politesse de son temps, qu’il introduit, sans y prendre garde, dans ses tragédies ; il y est très question de civilités, d’incivilité, de compliments, de visites ; on y parle de la condition des personnages, et on les appelle constamment Monsieur, Madame, Seigneur. Corneille, cependant, a été moins loin dans cette voie que ses prédécesseurs ; dans les Juives de Garnier, Amital dit à Nabuchodonosor (III, 72) :

Las ! n’est-ce rien souffrir quand vn royaume on perd !
Sire, Dieu vous en garde !…

Il est peu de titres honorifiques qu’on n’ait ainsi transportés dans les temps anciens.

On n’est pas moins surpris de voir dans Mélite, par une bizarrerie toute contraire, Éraste qui, pendant un accès de folie, se croit poursuivi par les divinités infernales, et invoque les dieux comme un païen pourrait le faire ; mais c’était encore là une tradition, trop fidèlement suivie par Corneille. Dans l’Eugène de Jodelle, le principal personnage n’agit pas autrement (acte III, scène ii) :

Ô Jupiter ! que sommes-nous ?
Pouuons-nons rien de nous promettre ?

s’écrie-t-il dans un moment d’abattement, soit que les poètes d’alors aient contracté cette habitude par la traduction des auteurs profanes, soit qu’elle ait eu une sorte de fondement réel, et qu’à cette époque, dans une société imbue de la connaissance de l’antiquité, les expressions par Jupiter, par les Dieux, aient eu effectivement cours dans la conversation, précisément pour évi-