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DE LA LANGUE DE CORNEILLE

n’est que secondaire et accessoire ; se rafraîchir ne signifie pas seulement prendre des rafraîchissements, mais aussi se reposer ; monument se dit surtout d’une construction destinée à rappeler le souvenir de quelqu’un, d’un sépulcre, d’un tombeau.

Certains mots ne s’appliquent qu’aux personnes, d’autres ne se disent que des choses ; Corneille n’a pas observé toutes ces distinctions, ou plutôt elles n’existaient pas alors. Il n’a pas hésité à employer les expressions suivantes : « des vœux, des désirs contents, des événements dénaturés, prince déplorable, ennemi pompeux, l’empressement d’une affaire, accabler un vaisseau ; dépayser un sujet de pièce, héros miraculeux, suborner des pleurs. »

On retrouve souvent avec plaisir, dans toute la force de leur sens primitif, des termes que nous ne prenons plus qu’au figuré, ou qui n’ont été conservés que dans les vocabulaires spéciaux des arts ou des sciences ; débiliter, qui aujourd’hui ne se dit guère qu’en médecine, était alors du langage ordinaire ; captiver, ravi, s’employaient souvent au propre. D’un autre côté, beaucoup d’expressions qu’on n’oserait plus prendre au figuré étaient hasardées par notre poète : dans son hardi langage, étaler tout Pompée aux yeux des assassins, c’est leur faire connaître la grande âme du héros ; il se sert du mot bouche en parlant d’une plaie, de support dans le sens où nous employons appui, de secret pour ressort : « le secret a joué[1] » ; de remplage, de véhicule, de sucre, dans des acceptions métaphoriques qui, il est vrai, ne nous semblent pas irréprochables, mais seulement parce que l’usage ne les a pas consacrées.

Faire rendre aux mots tout ce qu’ils peuvent donner, en varier habilement les acceptions et les nuances, les ramener à leur origine, les retremper fréquemment

  1. Tome IV, p, 210, le Menteur, vers 1301.