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DE LA LANGUE DE CORNEILLE

précieuses, ils sont parvenus à bannir des termes tout à fait indispensables. Les étrangers doivent être fort surpris de voir que, dans notre style noble, il est impossible de nommer avec quelque précision les différentes parties du corps.

Ventre, dont se servaient les anciens tragiques, est devenu trivial, et Corneille n’aurait pas osé dire comme Jean Heudon :

C’est par trop viure :
Entre, lame pointue, en mon ventre, et déliure
Mon corps de son esprit, mon esprit de langueur.

(Pyrrhe, acte V.)

On trouve qu’estomac, dont notre poète se sert souvent, rappelle trop l’idée des phénomènes de la digestion ; poitrine paraissait à certains délicats devoir être évité, parce qu’on dit une poitrine de veau, et Vaugelas, qui nous l’a conservé, n’a pas réussi, pendant un temps du moins, à maintenir face qu’ils attaquaient également ; plus d’un n’a voulu supporter flanc qu’accompagné d’une épithète. Sein s’est alors employé dans un sens fort général pour tenir lieu de la plupart de ces mots qui disparaissaient, mais, par un singulier contraste, il perdait en même temps son acception particulière, qui commençait à sembler un peu libre ; elle choquait surtout au théâtre, et Corneille, qui avait d’abord écrit dans la Veuve (1, 3) :

Vous portez sur le sein un mouchoir fort carré,
(Tome I, p. 499, vers 211 var.)
remplaça plus tard sein par gorge, terme plus général et plus vague qu’il a substitué, dans Médée[1], en parlant d’un dragon, au mot gueule qu’il trouvait répugnant.
  1. Tome II, p. 362, vers 425.