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DE LA LANGUE DE CORNEILLE
coutume de dire : « Cela est beau comme le Cid[1]. »

Corneille parvint à de tels succès avec bien moins d’efforts que ses prédécesseurs ; il sut constituer seul ce style noble dont ils avaient le sentiment, mais auquel il ne leur avait pas été donné d’atteindre, et cela fort simplement à coup sûr, mais avec la simplicité du génie.

Ennemi déclaré, quoi qu’on en ait dit, de toute création de mots, n’admettant ceux de la Pléïade qu’après un choix habile et surtout des plus discrets, ce fut dans le vocabulaire national qu’il puisa presque toujours. Il n’est pas rare de lui voir recueillir des termes d’un usage assez peu répandu, oubliés par les lexicographes contemporains, et connaissant bien mieux qu’eux les ressources et l’étendue de notre vocabulaire, il place souvent de la manière la plus heureuse, dans ses œuvres, tel mot, dont on l’a cru l’inventeur faute de le trouver à son rang alphabétique dans les dictionnaires.

Quant à ses modèles dramatiques, ce n’est pas au théâtre grec qu’il va les demander, il les doit presque tous à l’Espagne, et, même lorsqu’il les cherche dans l’antiquité latine, c’est encore, comme il le remarque lui-même[2], aux auteurs de ce pays qu’il a surtout recours. Mais l’ardeur méridionale est constamment tempérée dans ses écrits par la sapience normande ; la vivacité de la passion unie au calme du bon sens forme

  1. On peut rappeler à ce propos que de même, en espagnol, pour vanter l’excellence de quelque œuvre, il était passé en proverbe de dire : Es de Lope, « c’est de Lope. » Voyez les Lettres de Mme de Sévigné, tome V. p. 506 et note 6.
  2. « J’ai cru que nonobstant la guerre des deux couronnes, il m’étoit permis de trafiquer en Espagne. Si cette sorte de commerce étoit un crime, il y a longtemps que je serois coupable, je ne dis pas seulement pour le Cid, où je me suis aidé de Don Guillem de Castro, mais aussi pour Médée, dont je viens de parler, et pour Pompée même, où, pensant me fortifier du secours de deux Latins, j’ay pris celui de deux Espagnols, Sénèque et Lucain, étant tous deux de Cordoue. » (Tome IV, p. 131, Épître du Menteur.)