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DE LA LANGUE DE CORNEILLE


Sus donc, sus donc, pleurez mes yeux ;
Ostez le pouuoir à la bouche
De dire le mal qui me touche.

(L’Eugène, acte III, scène iii.)

Il est tout simple qu’on rencontre ainsi dans les ouvrages antérieurs à ceux de nos auteurs classiques la plupart des expressions qu’ils nous ont fait connaître et que nous avons apprises d’eux ; on ne peut s’empêcher toutefois de s’en étonner au premier abord.

À distance un poète grandit de tout le prestige dont l’entoure son génie ; supérieur à ses prédécesseurs, à ses contemporains, il les fait tous oublier ; on ne les lit plus, on n’ouvre même pas leurs œuvres ; peu à peu on se persuade, sans se le bien expliquer, qu’il a toujours été isolé sur ce piédestal où l’a placé la légitime admiration des siècles, et il passe bientôt pour n’avoir rien puisé nulle part, pour avoir tout créé, tout inventé, jusqu’à la langue qu’on parlait de son temps.

Il n’y a pas d’erreur plus profonde : en pareille matière chacun a son rôle parfaitement déterminé à l’avance ; les gens de talent, les gens d’esprit, inventent souvent des mots ; les hommes de génie consacrent ceux qui sont bons, en les plaçant dans leurs chefs-d’œuvre.

Au xviie siècle, d’ailleurs, les créations de ce genre, auxquelles l’habitude nous a rendus indifférents et même inattentifs, étaient une affaire sérieuse qui avait ses règles et, pour ainsi dire, son cérémonial. D’ordinaire c’était dans la conversation, alors assez travaillée pour devenir une œuvre littéraire, assez libre pour conserver une heureuse audace, que s’introduisaient d’abord les nouveautés ; elles passaient ensuite, le plus souvent du moins, dans la prose, subissaient le contrôle des grammairiens, et n’entraient dans la poésie que lorsqu’elles étaient définitivement reçues ; car si l’on reconnaissait aux poètes le droit d’user avec discrétion de locutions