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Daniel se taisait.

— « Toi, ce n’est pas la même chose », répéta Jacques. « On sait te prendre, tu as été élevé d’une autre manière. C’est comme pour les livres : toi, on te laisse tout lire ; chez toi la bibliothèque est ouverte. Moi, on ne me donne jamais que les gros bouquins rouge et or, à images, genre Jules Verne, des imbécillités. Ils ne savent même pas que j’écris des vers. Ils en feraient toute une histoire, ils ne comprendraient pas. Peut-être même qu’ils me cafarderaient à la boîte, pour me faire surveiller de plus près… »

Il y eut un assez long silence. La route, s’écartant de la mer, montait vers un bocqueteau de chênes-lièges.

Tout à coup, Daniel se rapprocha de Jacques et lui toucha le bras.

— « Écoute », dit-il ; sa voix, qui muait, prit une sonorité basse, solennelle : « Je pense à l’avenir. Sait-on jamais ? Nous pouvons être séparés l’un de l’autre. Eh bien, il y a une chose que je voulais te demander depuis longtemps, comme un gage, comme le sceau éternel de notre amitié. Promets-moi de me dédier ton premier volume