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étaient relevés. Sur quatre, trois étaient blessés, dont deux, les pattes de devant brisées, étaient effondrés sur les genoux. Le quatrième était mort : il gisait dans le fossé où coulait le vin, sa tête grise collée contre la terre, la langue hors de la bouche, les yeux glauques à demi clos, et les jambes repliées sous lui, comme s’il eût cherché, en mourant, à se rendre aussi portatif que possible pour l’équarisseur. L’immobilité de cette chair velue, souillée de sable, de sang et de vin, contrastait avec le halètement des trois autres, qui tremblaient sur place, abandonnés au milieu du chemin.

Ils virent un des conducteurs s’approcher du cadavre. Sur son visage hâlé, aux cheveux collés par la sueur, une expression de colère, anoblie par une sorte de gravité, témoignait à quel point ce charretier ressentait profondément la catastrophe. Jacques ne pouvait détacher les yeux de cet homme. Il le vit mettra au coin des lèvres un mégot qu’il tenait à la main, puis se pencher sur le cheval gris, soulever la langue gonflée, déjà noire de mouches, introduire l’index dans la bouche et découvrir les dents jaunâtres ; il resta quelques secondes courbé en deux,