Page:Martin du Gard - Le Cahier gris.djvu/135

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

m’as vu, que tu sais que je pars… » Elle avait fait un brusque signe de tête. Puis il avait voulu l’embrasser, mais elle s’était sauvée dans sa chambre, avec un sanglot rauque, un tel cri de désespoir, qu’il en avait encore le déchirement dans l’oreille. Il pressa le pas.

Comme il s’en allait devant lui, sans regarder son chemin, il se trouva bientôt à bonne distance de Marseille, dans la banlieue. Le pavé était gluant, les réverbères rares. De chaque côté, dans l’ombre, s’ouvraient des trous noirs, des accès de cours, des corridors fétides. La marmaille piaillait au fond des logements. Un phonographe glapissait dans un cabaret borgne. Il fit demi-tour et marcha longtemps dans l’autre sens. Il aperçut enfin le feu d’un disque : la gare était proche. Il tombait de fatigue. Le cadran lumineux marquait une heure. La nuit serait longue encore : que faire ? Il chercha un coin où reprendre haleine. Un bec de gaz chantait à l’entrée d’une impasse vide ; il franchit l’espace éclairé et se tapit dans l’ombre ; le grand mur d’une usine se dressait à sa gauche ; il y appuya le dos et ferma les yeux.