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changé, si ce n’est que je me sens décourage et vieilli.

« Hier soir, en me couchant, j’ai pris un volume de Musset. La dernière fois, dès les premiers vers, je frissonnais, et parfois même des larmes s’échappaient de mes yeux. Hier, pendant de longues heures d’insomnie, je m’exaltais et ne sentais rien venir. Je trouvais les phrases bien coupées, harmonieuses… sacrilège ! Enfin le sentiment poétique s’est réveillé en moi, avec un torrent de pleurs délicieuses, et j’ai vibré enfin.

« Ah ! pourvu que mon cœur ne se dessèche pas ! J’ai peur que la vie m’endurcisse le cœur et les sens. Je vieillis. Déjà les grandes idées de Dieu, l’Esprit, l’Amour, ne battent plus dans ma poitrine comme jadis, et le Doute rongeur me dévore quelquefois. Hélas ! pourquoi ne pas vivre de toute la force de notre âme, au lieu de raisonner ? Nous pensons trop ! J’envie la vigueur de la jeunesse, qui s’élance au péril sans rien voir, sans tant réfléchir ! Je voudrais pouvoir, les yeux fermés, me sacrifier à une Idée sublime, à une Femme idéale et sans souillure, au lieu d’être toujours replié sur moi !