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chauve des Apennins, dont les crêtes se prolongent, cependant que sur les flots planent légèrement d’allègres navires qui, dans leur zèle mercantile, s’en vont recueillir tout ce que la Sicile peut envoyer d’oranges, et Gênes de vins étrangers. Mais, supposé que tu pusses avoir envie de passer ici quelque temps, je dois ne pas te laisser ignorer ce dont on y manque : il ne manque vraiment à l’agrément de ce séjour qu’un art culinaire moins primitif. Un rude marin gouverne présentement mon âtre ; chaque matin, il doit aller en bateau chercher à Porto-Venere les provisions du jour ; après quoi le matelot se métamorphose en cuisinier. Si tu peux te passer des ombrages de ta villa florentine, où tu m’accueillis souvent comme un convive aimé et bienvenu à cette table toujours si richement servie ; si tu peux te résigner à vivre dans une contrée qui ne saurait se vanter d’avoir donné le jour à quelque Raphaël (ces rives ont pourtant aussi leurs noms immortels : elles enfantèrent Colomb et Napoléon !) ; si enfin, toi, l’admirateur passionné du toscan, cette belle langue aux consonnes vibrantes, tu parviens à t’habituer à l’idiome génois, à ce que j’appellerai la détrempe gauloise ; si tu le peux, arrive. Dans le cas contraire, garde-toi bien de venir. Mais, en supposant que tu te décides à entreprendre ce voyage, ne va pas te figurer une autre Capri, une autre Sorrente. La folie et mon humeur inquiète ont pu seules précipiter ainsi ma course vers le nord ; mais le repentir ne se fit pas attendre, et mon désir eut bientôt repris son vol vers le poétique éden. À peine eus-je revu le vieux dôme de Milan et cette ville qui semble un cygne arrêté sur les flots ; à peine eus-je visité le tombeau de l’Arioste et celui du Dante, tombeaux où l’admiration ne jettera jamais assez de lauriers, que, me retournant soudain vers le sud et redoublant le pas, je franchis avec la rapidité d’une flèche le rivage élevé d’Ancône, et Rome elle-même, et le champ de bataille de Conradin, avide de me retrouver dans le pays de mes rêves et de mes chants, sauf à m’y abriter, enfin, contre la chaleur accablante du jour, dans le plus sombre et le plus silencieux de ses bois d’orangers.