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lupté d’aimer et de vivre ! — Et, m’élançant aux plus hautes cimes du rocher pour mieux suivre tous les mouvements du navire, je pâlis tout à coup à la pensée qu’il fallait, avant tout, qu’on m’aperçût d’abord. Hélas ! et, pour attirer l’attention, je ne pouvais ni allumer un feu sur la hauteur, ni agiter un tissu dans l’air ! rien que mes bras qui s’ouvraient dans le vide ! — Dieu miséricordieux ! tu compatis à mon triste sort, car le vaisseau glisse maintenant à pleines voiles de ce côté, et je vois décroître incessamment l’espace qui nous sépare. Et j’entends, — mon oreille ne m’a pas trompé, — oui, j’entends le sifflet du capitaine que le vent m’apporte et que j’aspire d’une âme altérée ; avec quelle indicible mélodie viens-tu soudain retentir dans ce vieux cœur morne et sourd depuis si longtemps, accent cher et sacré de la voix humaine ! Ils m’ont donc vu enfin, ils ont donc enfin aperçu le rocher ! Ils serrent les voiles, sans doute pour modérer leur marche. Dieu à qui je me suis fié !… Vers le sud ?… Ah ! c’est qu’ils veulent tourner ce banc périlleux, afin de se mettre à l’abri des écueils… Plane sûrement sur les flots, navire plein d’espérance ! Voici l’instant. Ô mon pressentiment ! Regardez de ce côté ! En panne ! en panne ! Lancez un canot à la mer ! Là, sous le vent, là, vous pourrez aborder ! — Mais le navire continua sa route plus avant, sans se soucier, sans se douter peut-être de ma détresse, et nulle embarcation ne fut envoyée à mon secours. Et je vis le vaisseau glisser légèrement sur les vagues, emporté loin de moi par ses ailes que le vent arrondit, — puis l’espace s’élargir entre lui et moi ! Et quand il eut disparu à mes regards qui le cherchaient vainement encore dans les profondeurs bleues du vide, quand je compris que j’avais été cruellement déçu, alors je m’exhalai en imprécations contre mon Dieu et contre moi-même ; et, frappant mon front contre les dures parois de ce roc insensible, je m’abandonnai à toutes les fureurs d’un désespoir impie et insensé. Après trois jours et trois nuits d’une désolation semblable à la folie, et où mon cœur furieux se rongeait lui-même, je pus enfin retrouver le