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XI

cette œuvre cruelle de chaque jour, je semais les épigrammes d’une main libérale : « — Thaïs ne sait rien refuser. Rougis, Thaïs, qui « n’as jamais dit non ! — Cécilianus, tu me prends pour un sot : « j’ai refusé de te prêter cent sesterces, et tu veux m’emprunter mes « vases d’argent ! — Tu veux, Paulus, que je fasse des vers contre Lycisca : « oui, mais je ne veux pas jeter Lycisca dans tes bras ! — Silius « se fatigue à nier Dieu : voilà un homme bien heureux et bien « essoufflé ! — Philinis ne pleure que d’un œil. Je le crois bien : Philinis « est borgne. — L’avocat Posthumus sort de chez lui chargé de « dossiers, avec la gravité de Cicéron ou de Brutus. Il n’y a qu’un petit « malheur : l’avocat Posthumus ne sait pas lire. — Pontilianus, tu ne « rends jamais les saluts qu’on te donne : je te donne le dernier adieu, « Pontilianus ! — Il ne s’agit ni de violence, ni de meurtres, ni de « prison, ni de Mithridate, ni de Carthage, ni de Sylla, ni de Marius : « il s’agit, Posthumus, de mes trois chevreaux ; parle donc de mes trois « chevreaux ! — Bien portant hier, Andragoras est mort ce matin : il « avait vu en songe le médecin Hermocrate. — L’autre jour un inconnu « me regardait dans la rue d’un air étonné : Serais-tu, me dit-il, cet « ingénieux Martial, notre esprit courant de chaque jour ? Pourquoi « donc portes-tu un si mauvais manteau ? Hélas ! répondis-je, c’est que « je suis un bon poète. »

Ainsi j’ai vécu sous Galba, sous Othon, sous Vitellius, sous Vespasien, empereurs d’un jour. Quatre empereurs en dix mois ! et je n’eus même pas le temps de les flatter. Ainsi j’ai vécu sous Néron, le plus méchant des hommes, à qui Rome doit ses plus beaux thermes, et je n’ai pas flatté Néron ! Mais quand Domitien fut le maître, j’étais plus pauvre que jamais : ma dernière toge était usée, ma dernière sportule était dévorée, mon crédit était épuisé, je ne pouvais plus entrer même chez le barbier qui m’écorchait chaque matin au lieu de me faire la barbe ; pas un ami, pas de foyer domestique, pas un esclave pour me servir, rien d’un homme libre ; j’étais le plus pauvre des poètes qui se traînaient le matin et le soir dans l’antichambre des grands. Ce fut alors que je m’adressai à l’empereur Domitien : il fallait vivre. Tant pis pour les grands de Rome, qui ont poussé leur poète à cette triste extrémité ! Dans cette Italie ainsi faite, il n’y avait pas un morceau de terre, pas un toit, pas un arbre, pas une robe pour le poète. Quelle misère ! être aimé de la foule, être applaudi de tous les beaux esprits, être recherché des femmes, entendre ses vers à peine éclos passer de bouche en bouche,