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le causse méjean. — les avens

De 1888 à 1892, je suis descendu dans cent abîmes, accompagné de mon ami G. Gaupillat et d’une équipe nombreuse d’hommes énergiques et dévoués.

Car ce n’étaient point jeux d’enfant.

Naturellement, le récit populaire s’est montré tort exagéré, et la profondeur bien inférieure à 500 mètres.

Toutefois l’avenc de Rabanel, près Ganges (Hérault), nous a menés à 212 mètres en dessous de l’orifice. Les autres ont varié de 20 à 190 mètres ; quinze seulement aboutissent aux rivières internes dont on imaginait l’existence au fond de chacun d’eux.

Des résultats scientifiques de nos recherches je ne saurais rien dire ici : ils font l’objet du chapitre XXIII. Je ne veux relater que quelques incidents caractéristiques de ce genre d’exploration : elles exigent une foule de précautions minutieuses et d’accessoires encombrants.

Avec notre équipe, nous formions une vraie caravane, qui ne manquait pas de cachet. Sur plusieurs voitures se transportaient, de village en hameau et de vallée en plateau, nos 500 mètres de cordages, les échelles de cordes, treuils, chèvres et poulies, deux bateaux de toile, le téléphone, les appareils à lumière électrique et à magnésium, et tout l’attirail de campement, alimentation, topographie et photographie.

Bien amusantes parfois à recueillir les observations entendues : à Ganges, on nous demanda discrètement si nous n’étions pas « un cirque ». À Millau même on m’appelait « le monsieur qui voyage pour les trous ». J’étais passé commis voyageur en trous. Une autre fois, six vieilles femmes nous conjurèrent en se signant de renoncer à la tentative : « Pour sûr, vous y descendrez, mais vous n’en remonterez jamais plus. » Ailleurs on avait mille peines à trouver deux ou trois hommes de bonne volonté pour descendre et donner un coup de main.

Le téléphone surtout provoquait une stupéfaction générale, que nous étions bien près de partager ; car cette application du merveilleux engin (la première de ce genre, croyons-nous) était vraiment fort heureuse. Dans ces longs puits en forme de bouteille, on cesse de s’entendre dès 30 mètres de profondeur, la voix se perdant toute par résonance. La parole électrique, au contraire, se transmettait à des centaines de mètres, claire et sonore, à travers gouffres, cavernes et rivières. — Certain dimanche même, au fond d’un dangereux abîme de 106 mètres, le Mas-Raynal (Larzac), et dans les volutes d’un torrent grondeur dont nous troublions pour la première fois le mystère, j’avais une oreille assourdie par le fracas des cascades souterraines qui me couvraient de leur écume, tandis que l’autre, appuyée sur la plaque vibrante, percevait la musique et la cadence du bal champêtre organisé là-haut, au bord du trou, par la turbulente jeunesse du village voisin ; saisissant contraste qui, en présence d’un effrayant spectacle naturel, me rattachait de si loin aux gaietés de la vie !

À l’abîme de Guisotte (causse Noir) [72 m.], un des premiers explorés, mon chef d’équipe, Louis Armand (je tiens à citer son nom), descendu le premier, n’avait pas emporté le précieux porte-voix. L’ouverture n’a que 1m50 de diamètre. Quand il fut au fond, ni cris ni signaux à la trompe de chasse ne purent nous maintenir en communication. Les hommes à la poulie tiraient en vain sur la corde : résistance complète. Il y eut une demi-heure d’angoisse. À la fin, je me fis descendre muni du téléphone, et trouvai en bas mon Armand sifflotant un air connu : « Je vous attendais. — Vous m’avez fait une jolie peur ! — Pour-