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les cévennes

La partie de la montagne restée debout s’appelle « Roc Gueil », ce qui veut dire, en patois, rocher qui menace de tomber, et, en effet, il s’incline vers la rivière, assez peu rassurant pour le passant. Pendant longtemps, cet ensemble constitua un barrage énorme, qui faisait du cours d’eau en amont un lac de plus de 5 kilomètres de long. Ce lac changea souvent de rive, suivant les variations de débit du Tarn et du niveau d’écoulement, car peu à peu la rivière démolissait sa digue. De là cette forme bizarre des roches du cirque des Baumes. Le ressac de l’eau, les remous, les tourbillons, façonnaient à la longue la dolomie en ces encorbellements et champignons aujourd’hui si curieux à voir.

L’opinion répandue d’insondables cavernes, de conduits mystérieux entraînant le Tarn à de grandes profondeurs, est un tissu de fables ; loin de diminuer au pas de Soucy, il s’y accroît de plusieurs sources. Le creux fouillé par les eaux entre les rochers où elles s’engouffrent n’est pas très considérable, car à la moindre crue elles passent par-dessus les blocs ; alors on ne voit plus qu’un torrent dont les mouvements giratoires, faisant tournoyer sur place de gros galets de roche dure, taraudent les régulières excavations connues sous le nom de Marmites de Géants. Dans le fond du pas de Soucy, une de ces marmites a des dimensions remarquables.

Descendre sous la Sourde et, pendant les 400 mètres de l’enfouissement du Tarn, suivre côte à côte ses ramifications capillaires, sous les arcs-boutants des rocs éboulés que déséquilibre chaque inondation, est chose aussi intéressante que difficile. Comme les cent bras de la rivière écumeuse et tordue, on passe littéralement à travers les trous d’une éponge de pierre, souvent en rampant, et d’autres fois en grimpant le long de murs lisses. Il faut être bon gymnaste pour se risquer dans le casse-cou de cette promenade humide et quasi souterraine ; mais il est bien fâcheux que l’on ne puisse songer, à cause des crues trop fréquentes, à établir un cheminement fixe et praticable à travers les mailles de ce chaotique réseau ! Ce serait sans contredit le plus piquant intermède de la descente du cañon.

S’il faut en croire la touchante ballade d’un poète languedocien du xviie siècle ci-après traduite, le pas de Soucy se serait appelé jadis le pas des Amours.


Ce pas est le pas du souci ;
Sachez cela, jeunes fillettes :
À la Vierge dites merci,
Et n’y passez jamais seulettes !
Un jour, le comte de Calmon
Dit à la belle Paquerette :
« Dans trois jours viendrai d’Espaillon ;
Gardes-en mémoire secrète ;
Tu seras au pas des Amours,
Là te baillerai mille atours,
Collier d’or à ta collerette,
Et seras mon amoureusette ! »
Au pas des Amours fut en vain
La jeune et gente Paquerette ;
Car d’Espaillon nul ne s’en vint,
Hors la messagère tristette,
Disant : « Le Monsieur de Calmon
En ce monde n’est plus qu’un nom.