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Et cependant tout cela n’est pas triste ni monotone, grâce à la fraîche et puissante végétation vivifiée par les eaux du Tarn et les flots des sources abondantes.

La première fois que je visitai le cañon du Tarn (c’était à pied), j’arrivai là à la nuit tombante, les derniers feux du jour accentuant jusqu’au rouge-sang la teinte écarlate des crêtes ruiniformes ; un vol de vautours planait sur le gouffre ; les corneilles croassaient avec rage ; les hiboux hurlaient dans leurs trous, et le Tarn grondait sourdement dans las cabas ou tourbillons de son lit : l’écho renforçait de paroi en paroi toutes ces voix sinistres de la nature, rauques comme un orchestre de sabbat ! Aucun décor d’opéra n’a rien représenté de semblable, et je crois que, même en plein jour, abstraction faite de toute fantaisie imaginative, les Baumes du Tarn surprendront toujours les voyageurs les plus blasés.

C’est la Wolfschlucht, la gorge du Loup du Freischütz ! Deux sources y naissent, le Lisson et Famounet (r. dr.), presque sans murmure, comme si tant de majesté leur faisait peur.

« L’immense hémicycle des Baumes mesure, au fronton du causse de Sauveterre, 5 kilomètres de développement, et 3 kilomètres au niveau du Tarn. La couleur rouge y domine ; mais le blanc, le noir, le bleu, le gris, le jaune, y nuancent les parois, et des bouquets d’arbres, des broussailles, y mêlent des tons verts et des tons sombres. Du fond de ce grand cirque, qui autrefois contint un lac fermé au sud par la digue de rochers qui en s’écroulant forma le chaos du Pas-de-Soucy, du fond de ce cirque, dis-je, émergent de tous côtés des roches dolomitiques qui, d’échelon en échelon, s’élèvent à 500 mètres, jusqu’au bord du causse. Ces roches de toutes dimensions, évidées, dentelées, taillées par la pluie, par le gel par l’humidité et par la sécheresse, affectent les formes les plus bizarres et les plus variées : aiguilles, tours, arceaux, forteresses ; sans cesse elles changent d’aspect au gré des jeux de lumière et d’ombre. Les roches sont nombreuses, mais le cirque est tellement vaste que toutes ces bizarreries se fondent et disparaissent en quelque sorte dans l’ensemble.

« Ce qu’il y a de vraiment merveilleux, c’est la simplicité de composition, l’harmonie puissante de lignes et de couleurs, l’unité de ce cirque, et c’est du lit du Tarn, d’où l’on voit se découper sur le ciel bleu les grandes murailles de son fronton, ou du haut du causse, au Mas-Rouge, d’où il semble un abîme, qu’il faut aller admirer cette merveille. » (A. Lequeutre.)

« C’est là le spectacle non seulement le plus grandiose, mais aussi le plus spécial des gorges du Tarn. Pour si blasé que l’on soit sur les grandeurs de la nature rencontrées dans de nombreux voyages, on ressent une émotion en entrant au cœur de cet amphithéâtre. Ni la plume ni le pinceau ne rendront jamais cet assemblage de rocs, de caps, de falaises, de grottes, de tours, de bouquets verts se développant en demi-cercle. Sans parler de la perspective, un obstacle arrêtera le pinceau : c’est la couleur. Ces tons rouges, noirs, gris, bleus, blancs même, se coupant, se heurtant, doublant leur force ou leur effet par le degré d’ombre ou de lumière du jour qui les frappe, paraîtraient un bariolage d’arlequin dans un tableau de 2 ou 3 mètres. Avec des tours de 200 pieds, des gradins de 100 mètres, des arceaux grands comme la nef d’une cathédrale, ce coloris éblouit le regard, et aucune nuance ne paraît choquante. La description est aussi presque impossible, car l’effet varie beaucoup suivant que l’œil étonné glisse sur les détails pour se noyer dans ce vaste ensemble, ou que l’on recherche la forme de chaque rocher découpé, la structure de chaque gradin,