Page:Martel - Les Cévennes et la région des causses, 1893.djvu/304

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
295
bois-de-païolive et mont mézenc

du matin, deux zones de nuages, très distantes l’une de l’autre, se mouvaient dans deux directions : la première, de nimbus, courait vers le sud-est, poussée par un fort vent du nord-ouest ; l’autre, beaucoup plus élevée (cirrhus), actionnée par le souffle du sud-ouest, montait lentement au nord-est. Tout cela est conforme aux expériences acquises ; la superposition de deux courants aériens a été constatée maintes fois à Lyon, les jours mêmes ou les glaciers étaient visibles ; c’est un signe certain de mauvais temps ; on comprend, en effet, que cette concentration de vapeurs convergentes aboutisse rapidement à la condensation. Le résultat ne se fit guère attendre : à midi, une portion de la zone inférieure creva sur le Mézenc, inondant le massif entier pendant cinq minutes seulement, au moment où les Alpes étincelaient du plus vif éclat ; un nuage plus mouillé que les autres s’était le premier débarrassé de son humidité. Plus tard, à 2 heures, quand les nimbus eurent envahi la moitié du ciel, le mont Blanc seul se colora subitement en rose, sur une hauteur verticale d’environ 1,500 mètres ; tout le glacier de Trélatête rougissait, comme au début d’une aurore. Cette teinte, insolite à pareille heure, était due à une cause spéciale, la loi d’optique dite dispersion de la lumière[1] : une partie des rayons solaires, fourvoyée, pour ainsi dire, entre les deux couches de nuages, subissait de leur part une déviation qui dirigeait droit sur le mont Blanc un faisceau lumineux horizontal, vers 3,000 mètres d’altitude (hauteur approximative de la nappe de nimbus) ; comme à la naissance et à la chute du jour, ce faisceau traversait très obliquement l’atmosphère, et ses rayons rouges seuls, isolés par la dispersion, embrasaient les neiges supérieures du dôme incomparable. À son maximum d’intensité, la coloration atteignit presque aux nuances pourpres d’un coucher de soleil. C’était un alpenglühen diurne. Puissent les savants du futur observatoire du Mézenc[2] admirer souvent d’aussi étranges illuminations !

Pendant cette fantasmagorique vision, une bande de brouillards violets, allongée à 500 mètres de hauteur au-dessus de la vallée du Rhône, remontait insensiblement les pentes des montagnes ; les nuées du nord-ouest s’amoncelaient de plus en plus sombres ; il pleuvait déjà au Puy. À 3 heures, le mont Blanc perdait sa teinte rose ; à 4 heures, la pluie battante commençait une période de douze heures consécutives. La magnificence de la vue était donc due, ce jour-là, tant à la saturation de l’atmosphère qu’à la déviation de la lumière par les nuages. Cette expérience et plusieurs autres, une surtout non moins concluante faite au Gross-Venediger (3,673 m.), en Autriche[3], me disposent singulièrement en faveur des pronostics de pluie déduits de la transparence atmosphérique. (V. chap. XV.) Je crois donc pouvoir conclure : gare aux ondées, si de Lyon, du Pilat ou du Mézenc le mont Blanc daigne se laisser admirer, j’allais dire adorer ! Mais qui oserait, après avoir joui de splendeurs pareilles à ces panoramas, élever une plainte même contre les plus copieuses averses : on voudrait, au contraire,

  1. La dispersion est la décomposition de la lumière, à travers un milieu transparent, en rayons de diverses couleurs et qui prennent différentes directions ; on l’a démontrée en faisant passer un faisceau lumineux par un prisme de verre horizontal : l’image reçue sur un écran de l’autre côté du prisme est le spectre solaire, formé des sept couleurs de l’arc-en-ciel superposées, rouge en bas, violet en haut. C’est ce phénomène qui produit les lueurs rouges de l’aurore et du couchant : la grande obliquité de la lumière en détermine la décomposition à travers l’atmosphère ; les rayons rouges seuls restent assez parallèles à leur direction primitive pour illuminer l’horizon, les autres sont trop déviés vers le zénith pour raser la surface terrestre et en éclairer les extrémités visibles.
  2. V. Bulletin mensuel du Club alpin français, janvier 1882.
  3. V. Annuaire du Club alpin français, année 1882.