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les cévennes

disparaître brusquement derrière un énorme rocher, une berge verticale de 300 mètres au moins, hérissée de roches basaltiques et des débris du manoir.

Sous Charles V, une bande de routiers vint assaillir Arzenc. La garnison se composait d’un gardien et de sa femme ! En faisant rouler de grosses pierres dans les escaliers de la tour et s’entre-choquer des fers, ils réussirent à faire croire à la présence d’une forte compagnie de gens d’armes, et les routiers se retirèrent sans attaquer.

Au fond de la gorge, le Bès glisse entre deux blocs de granit formant un détroit de près de 3 mètres de largeur. C’est le pas de la Nobia (fiancée). Une jeune fille, poursuivie par un soudard à la solde des d’Apcher, voulut franchir d’un bond ce détroit ; elle sauta et ne reparut plus. On l’entend se plaindre de temps en temps, la nuit, quand le vent s’engouffre dans la profonde vallée.

Plus loin, sur la roche Brounzeduro[1], une fée en robe blanche vient filer pendant les nuits d’été avec une quenouille d’or ! Là aussi on entend souvent des plaintes. La roche brounzedio (mugit) quand le vent du midi lui apporte, en passant par-dessus les crêtes rocheuses, le bruit du torrent rocailleux. Cette dernière légende s’explique par ce fait que les seigneurs d’Apcher entretenaient des bohémiennes dans une maison sur les bords du Bès. L’imagination des campagnards a supposé ainsi des apparitions nocturnes dans les sentiers de dunes qui conduisaient au château ou sur les rochers des environs.

Légendes, souvenirs historiques, pittoresque, géographie physique, ne sont pas les seuls côtés intéressants de l’Aubrac ; l’antiquaire, l’économiste, le géologue, y trouveront aussi à s’instruire en étudiant les vieux villages celtiques, les tumuli[2], la vie pastorale, les traces glaciaires et volcaniques.

À 2 kilomètres sud-est de Saint-Andéol est le lac de Bord. Terne, triste, froid, solitaire, sans un arbre, sans une maison, sans une route en vue, il n’a rien de remarquable en lui-même, si ce n’est que l’on y pêche des carpes, poissons inconnus dans toutes les eaux de la région ; mais tout auprès se trouve une de ces curiosités si mystérieuses que les spécialistes, les initiés seuls, en apprécient la valeur : c’est la mieux conservée des villes mortes, ou plutôt des anciens villages gaulois.

À une petite distance au nord du lac se voit, sur un mamelon assez escarpé, ce que les paysans appellent lou bartas de Bord (mot à mot : le grand buisson de Bord). C’est la ruine d’une vingtaine d’habitations d’âge inconnu, mais antérieures au xe siècle. Environ trente ruines de ce genre subsistaient sur l’Aubrac il y a quarante ans. Beaucoup ont été détruites, et leurs matériaux employés à des bâtisses nouvelles. Il y en avait de bien plus considérables que Bord ; mais aujourd’hui celle-ci est la mieux conservée, quoique la majeure partie, depuis 1860, ait été détruite.

Toutes ces ruines présentent le même mode de construction. Des prismes basaltiques appareillés grossièrement, sans aucune trace de marteau, selon le type des bâtiments cyclopéens. Les fissures devaient être bouchées avec de l’argile.

Leur puissante végétation les fait de loin ressembler à un énorme buisson. Les botanistes retrouveront là bien des plantes plus que rares ailleurs. Les entomologistes aussi y feront superbe chasse.

  1. Le brounzidouiro est un instrument qui produit un bruissement par un mouvement giratoire rapide (patois languedocien).
  2. Notice sur les antiquités de l’Aubrac et sur Marvejols, par le Dr Prunières. Bulletin, 1868, p. 88.