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l’aubrac

émissaire, il faut bravement s’envaser jusqu’aux genoux dans la boue trempée ; le passage à pied sec nécessite un détour de 2 kilomètres. On devine par là combien la marche est récréative dans ces spongieux réservoirs de sources.

Trois autres nappes d’eau sont marquées à l’est d’Aubrac, sur la carte de l’état-major, près du Pin-Doliou, d’Aubrac et des Moussous ; elles représentent trois riches gisements de tourbe encore humides et détrempés ; depuis longtemps le ciel ne s’y peint plus en noir dans les ondes sombres[1].

Le lac de Saint-Andéol est l’objet de curieuses superstitions, et le docteur Prunières y a retrouvé les restes de villages construits par les castors à l’époque quaternaire.

Ce lac légendaire ne séduit pas le visiteur.

De hautes futaies l’entouraient autrefois ; par les temps calmes, son eau limpide laisse voir de beaux troncs dans la vase de ses bords. Sa célébrité hiératique, qui jusqu’à notre époque a amené les superstitieuses populations à se baigner dans ses ondes, date des Gaulois. Ses légendes de ville engloutie, de temples gaulois à idoles, de grandes cloches dormant dans ses profondeurs, remontent plus loin encore.

Grégoire de Tours lui a consacré le chapitre que voici :

« Là, à une certaine époque, une multitude de gens de la campagne faisait comme des libations à ce lac ; elle y jetait des linges ou des pièces d’étoffe servant aux vêtements d’hommes, quelques-uns des toisons de laine ; le plus grand nombre y jetaient des fromages, des gâteaux de cire, du pain, et, chacun suivant sa richesse, des objets qu’il serait trop long d’énumérer. Ils venaient avec des chariots apportant de quoi boire et manger, abattaient des animaux, et pendant trois jours ils se livraient à la bonne chère ; le quatrième jour, au moment de partir, ils étaient assaillis par une tempête accompagnée de tonnerres et d’éclairs immenses, et il descendait du ciel une pluie si forte et une grêle si violente qu’à peine chacun des assistants croyait-il pouvoir échapper. Les choses se passaient ainsi tous les ans, et la superstition tenait enveloppé le peuple irréfléchi. Après une longue suite de temps, un prêtre qui avait été élevé à l’épiscopat vint de la ville même (Javouls) à cet endroit et prêcha la foule, afin qu’elle s’abstînt de ces pratiques, de peur d’être dévorée par la colère céleste ; mais sa prédication ne pénétrait nullement ces rustres épais. Alors, inspiré par la divinité, le prêtre de Dieu construisit, non loin de la rive du lac, une église en l’honneur du bienheureux Hilaire de Poitiers, et y plaça des reliques du saint… Les habitants, enfin touchés au cœur, se convertirent et abandonnèrent le lac ; ce qu’ils avaient coutume d’y jeter, ils le portèrent à la basilique sainte, et ils furent ainsi délivrés des liens de l’erreur où ils étaient retenus. La tempête aussi fut, par la suite, écartée de ce lieu, et on ne la vit plus sévir dans une fête dès lors consacrée à Dieu, depuis le moment où avaient été placées les reliques du bienheureux confesseur. » (Grégoire de Tours, de Gloria beatorurn confessorum, cap. II, in libro VII Miraculorum, traduct. Bordier ; Paris, Société de l’histoire de France, 1860.)

Les rites de l’adoration du dieu païen se sont néanmoins quelque peu conservés jusqu’à nos jours : le second dimanche d’août on venait de tous côtés au lac, on y jetait des monnaies, des morceaux d’étoffe, des toisons de brebis, etc., comme

  1. Il convient de reconnaître que le tirage de 1884 de l’édition zincographique de la feuille de Mende au 80,000e n’indique plus, à juste titre, de lac aux Moussous ; mais cette correction est insuffisante : on devra supprimer aussi les deux étangs voisins, qui ont cessé d’exister.