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les cévennes

« Bientôt elle revint attaquer ces enfants avec la même fureur ; elle saisit par le bras le plus jeune de tous et l’emporta dans sa gueule.

« Sauvons-nous ! s’écria l’un des enfants épouvanté.

— Non pas, répondit intrépidement le plus âgé de la bande ; non pas, il faut

« sauver notre camarade ou périr avec lui. »

« À ces mots, il se précipite avec une héroïque résolution sur l’horrible bête ; ses petits compagnons le suivent. Le féroce animal fuit avec sa victime, mais les enfants ne le lâchent pas ; ils le tourmentent de leurs piques et le poussent dans un marais, dont le terrain est si mou qu’il y enfonce jusqu’au ventre. Ils frappent alors à la tête, dirigeant leurs coups vers les yeux, ils l’atteignent à la gueule, qu’il avait continuellement ouverte. Pendant ce combat, le monstre tenait sa victime sous sa patte, sans la mordre, car il était occupé à faire front à ses adversaires.

« Enfin ceux-ci le harcèlent avec tant de persévérance et d’intrépidité, qu’ils lui font lâcher prise une seconde fois : le petit garçon qu’il avait enlevé n’eut d’autre mal qu’une blessure au bras et une légère égratignure au visage.

« Ce combat retentit dans toute la France ; une gratification fut accordée par le roi à ces enfants ; les journaux de l’époque célébrèrent leur action courageuse, et il se trouva un poète pour composer un poème en leur honneur. »

Ce poème, d’ailleurs grotesque, et que l’on trouve cité dans le Journal encyclopédique du 1er octobre 1765 et dans les Mémoires secrets de Bachaumont du 29 du même mois, trace de la bête le portrait suivant :

De certaine distance alors, à quelques toises,
Par-derrière, à la gorge, ou bien par le côté,
Il attaque sans cesse, avec rapidité.
Sur sa propre victime il va, court et s’élance ;
Par lui couper la gorge aussitôt il commence.
Monstre indéfinissable, il est d’ailleurs poltron.
De grande et forte griffe il a la patte armée, etc.

L’auteur partage l’opinion, assez générale parmi le peuple des campagnes, que la bête du Gévaudan a été vomie de l’enfer. Aussi, en sa qualité de Picard, voudrait-il qu’elle fût auprès d’Amiens, car

Notre digne prélat, par sa foi, par son zèle,
Nous en délivrerait avec juste raison,
Par le moyen du jeûne ainsi que l’oraison ;
Sur le cou de la bête appliquant son étole,
Il la rendrait plus douce à l’instant et plus molle.

Le sommaire de l’ouvrage est digne de celle bizarre poésie : « Exposition des fureurs de la bête ; digression très curieuse sur la fête de la Gargouille, qu’on célèbre à Rouen ; réflexions sur la galanterie qui semble régner dans les démarches de la bête ; portrait dudit monstre ; réflexions utiles sur la cherté du bois qu’elle occasionne ; description des chasses où on l’a manquée ; projet intéressant de faire un beau miracle à l’encontre de cette bête ; conclusion. »

Au surplus, l’animal n’avait pas succombé, et ce fut au tour du roi lui-même de promettre une récompense de 8,400 livres pour sa destruction. Une nouvelle armée de vingt mille chasseurs, dit-on, ne réussit encore qu’à la blesser. Tonies les battues, tous les moyens, pendant de longs mois, ne donnèrent pas d’autres résultats.