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la vallée de la jonte

rivière passât sous son propre lit pour revoir le ciel. Si ce n’est impossible, c’est tout au moins bien bizarre. Et au cas où cette bizarrerie ne serait pas la réalité, que devient donc la Jonte enfouie sous le causse Noir ?

On voit combien il reste d’inconnues à dégager dans cet étrange pays des Causses, où nous n’allons pas tarder à visiter une vraie rivière souterraine, reconnue et traversée, celle-là : Bramabiau.

Après avoir dépassé à main droite, c’est-à-dire sur la rive gauche, la perte de la Jonte, on atteint, à 5 kilomètres du hameau des Douzes, la ferme de Sourbettes (557 m.) (r. g.), d’où un chemin, que l’on rendrait facilement muletier, s’élève au flanc du causse Noir vers la grotte de Dargilan (3 à 4 kil. de lacets et 300 m. d’ascension), grotte immense, aux stalactites étincelantes. (V. chap. X.)

Les falaises supérieures de la vallée de la Jonte sont en effet criblées de grottes. Celle de Nabrigas (causse Méjean), en face de Dargilan, (V. chap. XXVII), était, à l’époque quaternaire, le repaire du grand ours fossile dit des cavernes (Ursus spelæus).

Beaucoup d’autres percées dans les flancs du causse Méjean, orientées au sud par conséquent, ont servi d’habitations aux hommes préhistoriques de l’époque de la pierre polie ; nous dirons (chap. XXVI) quelle est l’importance de la Lozère au point de vue des recherches préhistoriques, quelles riches et importantes découvertes y ont été faites, combien de fouilleurs (notamment le docteur Prunières, de Marvejols) y ont eu la main heureuse. Or tout n’est pas vidé, loin de là, parmi les antres de cette vallée : s’ils ont du temps à eux, les touristes qui savent observer trouveront encore de grandes jouissances à gratter le sol de certaines cavernes, car il y a dans ce travail souterrain, dans ces explorations troglodytiques, une source d’émotions, de joies, de déceptions, d’aventures même, dont la fièvre vaut bien celle des périlleuses ascensions et des voyages lointains.

Et à ce propos me reviennent en mémoire les péripéties de certaines fouilles de 1885 opérées avec mon ami de Launay (professeur à l’École des mines) et désagréablement contrariées par le mauvais temps.

C’était justement à Nabrigas (V. chap. XXVII.) Ayant fait de précieuses trouvailles (deux magnifiques têtes entières d’Ursus spelæus, ossements humains, fragment de poterie quaternaire, etc.), nous n’étions sortis de la caverne qu’à la nuit ; un orage terrible, comme il en fait dans les Causses, nous avait pris à l’improviste au milieu des rochers à pic ; point de sentiers pour regagner Meyrueis ; les traces de chèvres noyées par les trombes de pluie, — tous les cent mètres, une halte au bord du précipice et l’attente d’un éclair pour voir dans quelle direction nous tourner afin d’éviter l’abîme, — les appels désespérés d’un retardataire empêtré, — des chutes sur la mousse et l’herbe trempées ou sur la pierre humide, chutes qui pouvaient nous mener au bord de la falaise, puis de là nous jeter dans la Jonte à 300 mètres plus bas ; mais nous ne songions guère aux escarpements ! À chaque glissade, nos fragiles charges d’antiques fossiles, qui paralysaient nos mouvements, heurtaient la roche ou la terre, et il nous semblait que nos propres os s’émiettaient sous les chocs ! Nos deux aides, courbés chacun sous un sac de 40 kilogrammes, transpercés eux aussi, trébuchant, culbutant, perdant l’équilibre à tout coup. Nous voyions déjà toute notre récolte ainsi brisée et trempée d’eau ! Quel retour et quelle torture pendant deux heures de marches et de contremarches, de descentes et de montées : et l’orage