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les causses. — les cañons. — la carte


formidables : nullement ! La lumière tombant à pic y joue librement et les fait ressembler à des puits ensoleillés ; la végétation est vivace et fraîche au bord des rivières ; tantôt les parois des deux rives se rapprochent au point de ne laisser passage qu’au cours d’eau ; tantôt elles s’espacent, au contraire, faisant place aux champs de blé, aux vignes et aux vergers ; ainsi poussent de gaies oasis, contrastes saisissants avec le haut causse monotone (dont la traversée a attristé le voyageur pendant de longues heures) et les horreurs grandioses des défilés étroits, où les cours d’eau ne peuvent plus glisser que sous les éboulis du chaos. Et puis, quoi de plus pittoresque que ces villages et ces habitations perdus dans le fond des gorges ou cramponnés au haut d’un rocher, ces ruines de manoirs couronnant çà et là des falaises ou baignant leurs tours dans l’eau ? Enfin les formes capricieuses des rochers, les silhouettes bizarres et les profils cyclopéens découpés par les éléments dans les blocs calcaires, évoquent l’idée de ces constructions surhumaines que Gustave Doré faisait élever par ses géants ; la débauche des couleurs vives peintes sur les arbres, les eaux et les pierres, rappelle le pinceau du Titien ; à chaque détour de la rivière, un nouveau décor se déroule, que la plume, le crayon et la plaque sensible sont tous trois impuissants à rendre.

La gorge du Tarn est la plus belle. Pendant 53 kilomètres, d’Ispagnac (Lozère) à Peyreleau (Aveyron), la rivière ondule dans une étroite fente sinueuse, profonde de 500 mètres en moyenne, entre deux escarpements flamboyants comme un soleil couchant.

Les vallées de ce genre ont reçu des géologues un nom spécial : on les appelle des cañons. Comme cette expression, nouvellement introduite dans la langue française, n’est pas encore d’un usage courant, il importe de bien la définir. Ce sera une excellente occasion de parler un peu des grands cañons de l’Amérique du Nord.

Cañon est un mot espagnol signifiant tuyau, tube, canal : les vallées auxquelles on l’applique présentent deux caractères bien tranchés : profondeur très grande eu égard à la largeur, — et verticalité souvent absolue des flancs. De plus, elles s’ouvrent généralement dans les pays de plateaux, et leurs deux bords supérieurs se trouvent sensiblement au même niveau. Fort étroites, elles ne sont souvent guère plus larges au sommet qu’au fond ; deux lignes continues de falaises perpendiculaires ou de talus à fortes pentes les encaissent ; leur aspect est donc celui d’un couloir tortueux où un cours d’eau serpente au pied de deux murailles. Ces entailles, toujours pratiquées aux dépens des formations sédimentaires, tirent leur origine de deux principales causes, qui la plupart du temps ont combiné leurs effets : les mouvements de l’écorce terrestre et les érosions. Les fissures (diaclases), produites à une époque géologique reculée, soit par des éboulements ou des effondrements, soit par des contractions, soit par des tremblements de terre, soit enfin par des soulèvements du sol, — les failles, dues à des glissements de terrain, — ont donné naissance à des lignes de fracture, à des dénivellations de la surface originaire qui drainaient les eaux courantes et se transformaient en thalwegs (chemins de vallée) ; les torrents, encastrés entre les lèvres de ces fractures, ont ensuite lentement approfondi leurs lits par voie d’érosion ; et quand les couches de terrain soumises à l’action rongeuse des eaux se trouvaient, comme les grès, les calcaires, les basaltes, et autres roches dures ou compactes, disposées à la démolition par grosses masses, et non à la désagrégation fragmentaire, le sciage des flots les façonnait en escarpements (dolomies), en pyramides (grès),